vendredi 20 février 2015

Waltraud Meier




Ich folg dem innern Triebe : Portrait de Waltraud Meier
Documentaire d’Annette Schreier (2001)
1 DVD EuroArts / TDK (2003)

Extraits de représentations : 
Tristan & Isolde (Bayreuth, 1999, dir. D. Bareboim, régie de H. Müller) ; Lohengrin (Vienne, 2000, T. Fox, dir. F. Luisi, régie de W. Weber) ; Fidelio (Munich, 1999, dir. Z. Mehta, régie de P. Mussbach) ; Aida (Berlin, 2001, R. Pape, dir. D. Barenboim, régie de P. Halmen) ; La Walkyrie (Bayreuth, 2000, Pl. Domingo, dir. G. Sinopoli, régie de J. Flimm) ; Wozzeck (Berlin, 1999, F. Struckmann, dir. D. Barenboim, régie de P. Chéreau) ; le Compositeur dans Ariane à Naxos (Vienne, 2000, dir. J. Märkl, régie de F. Sanjust)
Extraits de répétition : 
Didon dans Les Troyens (Munich, 2001) ; Ortrud dans Lohengrin (Vienne, 2000) ; Sieglinde dans La Walkyrie (Bayreuth, 2000) ; Rückert-Lieder de Mahler (Chicago, 2000, D. Barenboim au piano) ; Vénus dans Tanhäuser (Berlin, 2001, enregistrement Teldec avec D. Barenboim et P. Seiffert) ; Isolde dans Tristan (Bayreuth, 1999).
Témoignages de Hans Sotin, Siegfried Jerusalem, Ian Hollander, Angela Sabrza, Jürgen Flimm, Daniel Barenboim .

En complément :
Mahler, Das Lied von der Erde : Waltraud Meier, Torsten Kerl, Orchestre symphonique de la Radio de Cologne, dir. Semyon Bychkov. Live Cologne, 2001



Le titre du dvd est tiré des paroles de la Léonore de Beethoven, dans la péroraison de son grand air (« je ne fais que suivre une impulsion intérieure ») mais il serait faux de l’entendre dans le sens d’un instinct qui guiderait obscurément l’interprète qu’est Waltraud Meier. Plusieurs témoins le soulignent, et tous les propos de Meier elle-même, qui nourrissent de façon substantielle le documentaire, le rendent évident : voilà une cantatrice d’une intelligence aiguë, consciente, et bourreau de travail. Ce qui fait un grand chanteur selon elle : le travail à 80 %, le timbre à 10% et la personnalité (c’est-à-dire « l’imagination et le talent pour mettre le travail en valeur ») à 10%, et 1% surnuméraire pour l’étincelle.

L’un des mérites de ce documentaire remarquable en tout point (excellemment sous-titré en français) est de montrer d’emblée Meier au travail, répétant le texte des imprécations de Didon après le départ d’Énée, seule avec la partition, puis avec le pianiste répétiteur, et de montrer combien la partition de Berlioz, sa langue, sa prosodie, ses singularités rythmiques résistent à l’interprète. On la voit se chauffer la voix seule, et une dernière fois dans le chemin de trac entre la loge et la scène où elle va chanter Isolde. On la verra plus tard incertaine d’intonation et reprise par Barenboim. Ce travail est montré sans fard, humblement, et sans masquer le saucissonnage des prises pour la scène du Venusberg afin que tel mot, telle note ait la couleur et l’éloquence recherchée. Barenboim y insiste : « au théâtre, toute une partie de l’expression passe par l’expressivité du corps et cela disparaît au disque, de sorte qu’il faut arriver à ce que la seule voix restitue le théâtre, et Waltraud sait faire cela ».

À la vérité, les extraits de répétitions scéniques sont aussi marquants ici que les fragments de représentation. Dans le dialogue d’Isolde et de Brangaene, sans les costumes irréels de la fameuse production de Heiner Müller à Bayreuth, il y a des instants de pure beauté, mais dans la pantomime du philtre se glisse aussi l’humour de la fille de Franconie. Comme Siegfried Jerusalem peine à se relever en même temps qu’elle avec toute la souplesse requise, Meier lui dit : « Tu crois que tu vas y arriver ?… C’est une version de Tristan 3e âge… » Elle évoque justement la préparation du rôle d’Isolde :

« J’ai toujours eu besoin de nouveaux défis. Parfois ma hardiesse m’effraie, et c’était le cas pour Isolde. Je l’ai étudiée quatre années durant avant d’oser l’aborder. C’est un travail du reste qui ne cesse jamais. Même quand je me livre aux activités les plus banales de la vie quotidienne, la partition ne me laisse jamais en repos ; le rôle travaille aussi en moi en silence, il s’y développe, mais pour autant que des questions me viennent au moment où j’y songe le moins. Pourquoi par exemple ces mesures de silence d’Isolde à ce moment-là précisément ? C’est aussi que chez Wagner le climat expressif est extrêmement mobile : voyez le premier acte de Tristan. Cela peut changer d’une mesure à l’autre, alors que dans Verdi on est dans une forme d’immersion plus continue dans tel ou tel climat. »

Le documentaire s’ouvre et se referme par le Liebestod à Bayreuth, pris en gros plan de profil. On voit le travail musculaire de près, mais aussi, mais surtout tout ce qui le dépasse, le rayonnement de l’actrice, la longueur de la phrase, le génie de l’espace, la majesté de la langue. Les extraits trop brefs de Lohengrin en 2000, dans une invraisemblable scénographie où Ortrud porte un tartan moyenâgeux, font entendre Meier à son apogée dans un rôle que Ian Holender met au-dessus de tout chez elle – comment ne pas l’approuver, en écoutant seulement son Ortrud au disque avec Abbado ? On ne l’associe guère au Compositeur d’Ariane à Naxos, où de fait elle ne paraît pas vraiment dans son élément. Méconnue, son Amnéris (le Ramfis du jeune René Pape est son partenaire, et on reconnaît hélas d’emblée un costume de Pet Halmen) est captivante, quelle que soit son aisance relative dans l’articulation de l’italien, privée du mordant de Brigitte Fassbaender.

Pourtant, il n’est pas commun de voir une cantatrice d’opéra se montrer aussi soucieuse des mots. Quand elle évoque la complexité inépuisable des grands rôles de Wagner, le seul travail sur le texte est à ses yeux une clé de l’opéra, et elle parle de façon très suggestive du style des livrets de Wagner, en particulier de la multiplication des allitérations, en opposant au jeu des occlusives les subtilités dans le maniement des fricatives. Elle exprime au passage son dédain pour les wagnériens qui se croient obligés de sortir le plein volume de la voix en permanence, au détriment des dégradés du texte musical. 

Paradoxalement, et de son aveu même, l’intérêt maniaque pour les détails du texte lui est venu quand elle apprenait le français, lycéenne puis étudiante (elle se destinait au professorat), et qu’elle ne jurait que par les chansons de Brel, Brassens, Moustaki, Le Forestier. Dans sa famille, la musique était présente au quotidien, mais assez strictement la musique classique. La jeune Waltraud n’était guère douée pour le piano, qu’elle a vite abandonné, mais le chant est pour autant resté une activité secondaire, jusqu’à ce qu’elle passe presque par divertissement une audition au Théâtre Municipal de Würzburg. Engagée, elle débuta dans Lola de Cavalleria rusticana. Bientôt en troupe à Mannheim, elle y enchaîna plus de trente rôles (« une véritable usine ! »), parmi lesquels son premier Wagner : la déesse Erda.

La révélation internationale vint avec Parsifal à Bayreuth en 1983, même si une série de Fricka à Buenos-Aires lui valut déjà des engagements internationaux. Elle était allée auditionner à Bayreuth dans l’idée d’être engagée pour Waltraute ou Fricka, en priant pour qu’on ne lui propose pas une Fille du Rhin ou une des autres Walkyries. C’est le pianiste accompagnateur de Bayreuth qui voyant Parsifal parmi ses partitions lui proposa d’en chanter un extrait. Et quand on lui proposa Kundry, elle répondit incrédule : « Mais non ! C’est Rysanek qui chante le rôle ici, vous n’y pensez pas… » Elle avait déjà chanté le rôle sur scène à l’époque. À Dortmund d’abord :

« Je dois reconnaître que je n’avais à l’époque aucune idée du rôle ! Je me souviens : le metteur en scène à Dortmund me disait seulement de “jouer comme Martha Mödl”… Malheureusement je ne l’avais jamais vue, alors je me suis mise à lancer de grands regards expressifs, il a eu l’air satisfait, mais bon, cela ne m’a rien révélé… Ce n’est que quand j’ai repris le rôle à Cologne avec Jean-Pierre Ponnelle que j’ai commencé à comprendre. »

L’implication dramatique de la cantatrice ressort constamment de ses propos et de ceux des partenaires. Si entre la perfection vocale et l’expression, elle déclare toujours privilégier la seconde, l’expression n’est pas dissociée de la conscience du rôle joué par le corps.  « Pour exprimer tel sentiment du personnage, je puise dans ma réserve d’expériences personnelles, mais en me demandant toujours quels ont pu être les mouvements de mon corps à ce moment-là.  »

A contrario, elle conçoit le récital de lieder comme la gageure de ne plus solliciter (ou au minimum) le corps dans l’expression. « Je dois m’effacer, je suis là pour mettre le poème en évidence. » Exercice tout différent au théâtre :

« Quand je joue un rôle sur scène, tout dans l’environnement vient influer sur mon interprétation. Je suis évidemment sensible à la qualité de réponse du partenaire, mais aussi au costume ou aux éléments du décor. J’ai besoin d’objets à attraper, de parois auxquelles je puisse m’appuyer, de la manière dont le jeu des ombres sur la scène permet de produire de la tension, grâce à cette géométrie même. Patrice Chéreau est extraordinaire pour cela, par la manière dont avec lui le mouvement scénique a le pouvoir de produire une vision interprétative chez le spectateur. Alors, de mon point de vue, c’est le spectateur qui forge l’interprétation, et non pas nous qui la livrons déjà fabriquée. »

Depuis, on l’a revue dans Elektra, dirigée par Chéreau pour le rôle de Klytemnestre qu’elle avait déjà gravé avec Barenboim, un de ses disques les plus marquants. Mais en scène, la convention du monstre expressionniste est déjouée avec tant de force dans la finesse, la subtilité même. Royale dans la peur ou dans le dédain, Meier parvient à tant d’évidence dans l’économie surprenante de l’incarnation que c’est finalement son personnage que ma mémoire retient avant tout autre de cette soirée.




Jürgen Flimm, qui l’a dirigée dans La Walkyrie, prolonge les propos de Hans Sotin qui présente d’emblée Meier comme « ein Bühnenpferd », une bête de scène : « C’est vraiment une personne de théâtre, capable par exemple d’initiatives grandioses dans le travail théâtral, comme ce geste de s’envelopper à terre dans la peau de loup au moment où Siegmund reprend le thème de la malédiction. » Mais Angela Sabrza admire chez Meier une ouverture d’esprit aux conceptions d’autrui, exceptionnelle parmi les grands chanteurs : « Pour autant, elle est extrêmement exigeante, et n’acceptera pas qu’un metteur en scène arrive en disant “Voilà, c’est comme ça”. Il faut argumenter ! Elle pousse chacun dans ses derniers retranchements. » 

Ian Holender admire de même la plasticité de son jeu : « elle ne joue jamais de la même façon d’une production à l’autre, ou d’une fois à l’autre ; elle rend toujours sensible des choses nouvelles ». Plasticité revendiquée par Waltraud Meier elle-même : « Peu importe la différence de conception d’un chef à l’autre (et entre Levine, Muti ou Barenboim, il y a bien des différences) : ce qui compte, c’est l’expression de la musique maintenant, dans le moment présent. »

Le corps est également central dans ce qui transparaît de la condition physique de la chanteuse. Hans Sotin s’en amuse : « C’est une grosse dormeuse. Mieux vaut ne pas lui adresser la parole avant 13h. À Bayreuth, il fallait quasiment la tirer du lit pour la représentation. » Meier aime la bonne chère : « Manger me réconcilie avec moi-même. » Mais avant la représentation, « il faut manger léger pour bien dormir. Après, on peut se laisser aller… ». C’est parfois le cas avant :

« J’étais à Chicago pour chanter dans Don Giovanni. Une fois, j’ai eu une envie monstrueuse de manger un hamburger. Je m’éclipse discrètement, je vais au Burger King, je prends mon hamburger et je m’installe dans un coin où personne ne me verra. Très bien. Je tourne la tête, et de l’autre côté j’aperçois ma collègue exactement dans la même position, en planque avec son hamburger. »

Quand elle se produit à l’étranger justement, et qu’elle y séjourne longtemps, Meier s’efforce de vivre « normalement » : « je veux dire que je ne suis pas là pour faire du tourisme, je m’arrange pour occuper un appartement où je puisse cuisiner moi-même ». Serait-ce un trait caractéristique des grandes wagnériennes ? Grümmer, invitée pour donner des cours à l’École de l’Opéra de Paris, avait souhaité occuper un petit studio afin de pouvoir se faire la cuisine. De même Martha Mödl à New York. Et Helga Dernesch ne craignait personne pour éplucher des pommes de terre au début de Jenufa.

Dès le début du documentaire, on nous dit combien Waltraud Meier est une personne simple, chaleureuse, d’un abord facile, et on subodore le stéréotype des portraits de grand chanteur. Au fil des images et des entretiens, on est surtout frappé par le contraste entre une personne assez ordinaire dans la rue, dont on dirait presque qu’elle n’a l’air de rien, avec cette sempiternelle coiffure très années 80, et cette puissance contenue, typique de la vraie majesté, qui rayonne d’elle sur scène, mais aussi par l’acuité et la profondeur de ce qu’elle dit sur son art. Rares sont les chanteurs d’opéra capables de si bien parler de leur travail, modestement, précisément, avec dignité mais avec les pieds sur terre, sans se payer de mots. C’est une autre raison de l’intérêt constant et du charme de ce documentaire conduit avec la plus grande intelligence : un modèle du genre.

La captation du Chant de la Terre fait sentir le pouvoir d’éloquence de Meier, qui tient autant à l’immobilité du corps, très droit, où l’œil reste extraordinairement actif, communicatif, et le visage expressif sans modifier les traits. « Wohin ich geh, geh ich », comme elle chante ici, mais aussi « Wo ich steh, steh ich », comme dit la Maréchale. C’est d’une économie fascinante, qui fait parfaitement oublier le chic munichois de la femme. Son interprétation du Chant de la Terre illustre peut-être davantage la noblesse de son Isolde que l’univers propre de Mahler. Affaire de conception, mais l’Abschied et déjà le second mouvement prouvent assez son aptitude à faire entrer l’auditeur dans un autre espace-temps. Torsten Kerl est remarquable, et son recueillement pendant l’Abschied final, dévolu à sa seule partenaire, émeut. Hautbois solo magnifique. À quoi bon d’ailleurs exposer à l’écran l’expression hyper-émotive du chef ? Ce sont des choses qui gagnent à être dérobées au public. Direction d’ailleurs assez appuyée, avec une tendance au morcellement dans l’Abschied d’autant plus frappante que Meier chante avec une certaine retenue expressive (superbe lever de la lune), et parfois un peu de grandiloquence (le grand interlude avant le retour de l’Ami).


Extraits du documentaire d'Annette Schreier


Ortrud : extrait du début de l'acte II de Lohengrin (Baden Baden, 2006)


Propos complémentaires (New York, avril 2011)


Liebestod dIsolde en concert à Vienne en 2010
(Soile Isokoski parmi les auditeurs du parterre)


Photo en tête de page : Wozzeck au Met en 2011 (production de Mark Lamos)


1 commentaire:

  1. Merci.
    Et dire que je n'ai toujours pas acheté ce DVD! Je l'ai eu en main, et puis j'ai pensé "non, attendons une promo" et puis voilà... alors qu'il a peut-être été fait pour moi... ^^

    On peut être frappé par certaines constantes que l'on retrouve chez de grandes interprètes; au fond, elles appartiennent certainement à une même famille avec des 'déclencheurs' en commun et des mécanismes, autant intellectuels que physiques, nécessaires... c'est parfois troublant ;-)

    Bonjour!

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