jeudi 10 janvier 2013

Questa sera spirerà

Mozart, Le Nozze di Figaro
Direction : Ferenc Fricsay
Le Comte Almaviva : Dietrich Fischer-Dieskau
La Comtesse Almaviva : Maria Stader
Susanna : Irmgard Seefried
Figaro : Renato Capecchi
Cherubino : Hertha Töpper
Marcellina : Lilian Benningsen
Bartolo : Ivan Sardi
Basilio : Paul Kuen
Don Curzio : Friedrich Lenz
Antonio : Georg Wieter
Barbarina : Rosl Schwaiger
Deux paysannes : Rosl Schwaiger et Hertha Töpper
RIAS Kammerchor
Radio-Symphonie-Orchester Berlin
Enregistré en septembre 1960 (Berlin, Jesus-Christus-Kirche)
3 CD Deutsche Grammophon (coll. Dokumente), 1993







Ou comment un grand chef d’orchestre gomme les défauts d’une distribution bien inégale. Cette version des Noces présente de fait des lacunes vocales, qu’on pourra même juger rédhibitoires, mais ce que réussit Ferenc Fricsay est tel et ce qu’on y entendra est tellement incomparable qu’on revient inlassablement à ces disques. Cette intégrale enregistrée en septembre 1960 n’a pas bonne presse, c’est le mois qu’on puisse dire : « maquillé au fusain », tel avait été le verdict d’un critique français vers 1980. Contrairement au Don Giovanni de Fricsay gravé deux ans plus tôt et couronné par un Grand Prix du Disque en 1960, ces Noces ont fait long feu en CD, si piètre est leur réputation. Aujourd’hui encore, contrairement aux autres opéras de Mozart gravés par Fricsay, elles n’ont pas été rééditées dans la collection « DG – The Originals ». 

Ce devait être le dernier opéra enregistré par Fricsay, dont la maladie puis la mort le 20 février 1963 laissa un Così fan tutte à l’état de projet. Malade, il l’était déjà en 1960, puisque sa santé s’était dégradée dès 1957, entraînant deux opérations successives en novembre 1958 puis en janvier 1959, et peut-être doit-on imputer à ce paramètre le fait que sa direction n’ait pas ici la fluidité vitale ou même aérienne qui rendent sa Flûte enchantée et son Enlèvement au sérail invulnérables (DG). L’année 1960 correspond du reste à la fin du mandat de Fricsay à l’Opéra d’État de Bavière dont il avait été nommé Generalmusikdirektor en 1956, à la suite de Rudolf Kempe, et où il avait justement dirigé Les Noces pour la réouverture du Théâtre Cuvilliés le 14 juin 1958, dans une mise en scène de Rudolf Hartmann, avec Erika Köth, Karl Christian Kohn, Hertha Töpper (mais en Marcellina, flanquant le Bartholo de Josef Metternich), et en couple aristocratique les deux jeunes Américains implantés à Munich, Kieth Engen et Claire Watson.




Un signe ne trompe pas, sans doute : nombreux sont les moments où on se surprend à écouter l’orchestre autant ou même plus que les chanteurs. C’est évident dans l’air de Bartholo, où une basse prosaïque, terne, laisse la vedette à un accompagnement qui, lui, est pertinent, élégant, éloquent pour deux. Pour autant, nulle part on ne sentira chez le chef le désir de se mettre en avant, et en bon chef de théâtre Fricsay ne mettra pas les chanteurs en péril : le chant syllabique de ce Bartholo bénéficie d’un tempo modéré qui n’est peut-être pas idéal mais qui est le bon avec ce chanteur-là. Dès le duo « Se a casa Madama », et malgré le relief que peuvent avoir Seefried et Capecchi, l’oreille jouit du discours d’un orchestre qui parle et colore avec les chanteurs. Avec eux, toujours – c’est-à-dire, en respirant avec eux. Car la vertu première de cette direction est de respirer avec un naturel véritablement absolu, évident, tout le temps. Le duo de la lettre est même bouleversant sous ce seul rapport. Bien fin qui dira si c’est le chef qui respire avec les solistes ou si ces derniers se coulent dans la respiration profonde dont le chef est l’âme pour fondre ensemble le théâtre et la poésie.  

L’ouverture (notée Presto) paraîtra d’abord retenue, pas très « Folle journée » si l’on songe à l’énergie fulgurante de Karajan dans sa première version, mais elle installe un tempo giusto par ce sens de la respiration, avec une coda qui prouve que l’art de l’articulation ne fait pas regretter une allure échevelée. On retrouve bien sûr le caractère immédiatement reconnaissable de l’Orchestre du RIAS, modelé par Fricsay durant toutes ces années, avec cette texture légère des cordes, ces bois détaillés mais fluides, cette manière d’être nerveux sans jamais perdre en souplesse et sans verser dans l’agressivité. Ces bois, parlons-en : extraordinairement timbrés et toujours doux-coulants. Plus loin, juste avant que Suzanne entonne son « Così al mattino il caro Contino », comme le hautbois chante merveilleusement ! Et ce rire fin des bois, paré de la subtilité des cordes dans « Se vuol ballare », où pourtant Figaro chante trop en dehors… Et que dire de l’articulation rythmique dans « Non più andrai » sinon qu’elle est fantastique ? « Porgi Amor » est gratifié d’un tempo méditatif mais qui toujours avance, évident là encore, et ces bois toujours… Il s’ensuit un caractère de haute poésie, libéré d’une solennité excessive. De même, « Dove sono », et ce dès le récitatif, fera corps avec la Comtesse pour libérer le discours théâtral dans un modèle de lyrisme, fluide et articulé, d’autant plus pénétrant que rien n’est appuyé. Ici on parle le Mozart couramment, et sans accent disgracieux.

Les scènes chorales sont d’autres moments extraordinaires. La manière dont le petit chœur de l’acte I est conduit constitue à soi seule une leçon de théâtre en musique. Ferme de structure, il ne cesse jamais de chanter, et à la reprise, quand les gens du château repartent dupés par le Comte, tout exprime la déception : on croit voir les choristes quitter la scène en traînant les pieds, lassés, et pourtant le tempo n’a pas ralenti, c’est la sonorité et l’articulation qui sont modifiées, c’est le caractère théâtral, et sans adultérer la musique. Voilà Ferenc Fricsay. Quant au finale chorégraphique de l’acte III, il célèbre les noces de la construction et de la souplesse ; car d’emblée la Marche est souple dans sa pulsation, et sa progression sonore installe à elle seule une scéographie. Comme dans l’Idomeneo que Fricsay dirigera peu après à Salzbourg, l’orchestre laisse imaginer la scène. Sans poses, sans maniérismes, une pensée théâtrale est à l’œuvre. Et dans le Fandango qui suit, il offre un équilibre suggestif entre les pupitres qu’on ne trouvera peut-être pas dans les autres versions. Et revoilà les flûtes, les hautbois et les bassons, discrètement narquois mais non moins mystérieux : le climat de Così est déjà là, et là où on ne l’attendait pas forcément.

Car à l’acte IV, où on l’attend, il ne manquera pas. Aura-t-on mieux entendu que dans cette version les bois de l’orchestre dialoguer de la sorte avec les voix, ajoutant à l’action dramatique comme un niveau supplémentaire de jeu et de mélancolie tout à la fois ? Le passage « Tutto è tranquillo e placido », caressant, est d’une expression insondable, mais le ravissement ne naît pas moins des échanges de la fausse Suzanne avec le Comte ou du moment comique où Suzanne révèle à Figaro que le Comte courtise sa propre épouse. En fait, c’est tout ce finale de l’acte IV qui se hisse au sommet de la discographie des opéras de Mozart. Tout y est, drame, poésie, mouvement et équilibre, et plus que tout je ne sais quelle façon d’installer le mouvement vital du théâtre en même temps qu’une sorte de regard contemplatif. C’est prodigieux. Même Hertha Töpper semble gagnée par le climat général au point de paraître soudain avoir le plus bel esprit du monde. Mais déjà l’acte II avait fait entendre un finale qu’on suit captivé, fasciné, tant les rebonds de la surprise sont coulés dans la continuité, et tant les détails du discours sont intégrés dans un équilibre sensible et mobile. Et sur l’art de ménager les transitions, dans le vaste finale du II comme à l’échelle réduite du sextuor, on n’en finirait pas. 





Les rôles secondaires n’ont pas grand chose à offrir de réjouissant. Quand on pense que Lilian Benningsen chantait aussi du Bach, on frémit, car être à ce point sonore et vide… Impotente, voilà finalement ce qui définirait le mieux cette Marcelline – hélas pour le duo du persiflage, où Seefried renouvelle, inépuisable, les inflexions de « No, no, tocca lei ». Ivan Sardi ne laisse aucun souvenir, sinon d’un récitatif à peu près aussi flasque que chez sa comparse. Rosl Schwaiger, abonnée à Barberine, s’acquitte honorablement du contrat. Antonio est mieux qu’honorable dans le jeu comique. C’est finalement des ténors que vient quelque satisfaction, bien qu’ils n’aient pas le verbe moins teuton que leurs camarades. Troupier de Munich s’il en fut, titulaire fameux de Pedrillo ou Monostatos, Friedrich Lenz a le bon goût de bégayer avec une sorte de poésie, sans grimacer. Quant à Paul Kuen, qui fut le Mime de Bayreuth après la guerre, et accessoirement le professeur de Christian Gerhaher, il sait être odieux avec légèreté, sans en faire trop ; et si son débit n’a pas l’aisance de celui de Seefried, il maîtrise la caractérisation de telle sorte qu’on croit lui voir un intéressant sourire de malignité à l’acte I. Inutile de dire qu’il n’a pas son air, pas plus que Marcelline (Dieu merci !).

Hertha Töpper est malheureusement disqualifiée pour Chérubin, et la richesse de son timbre n’en pourra mais. Un mezzo bien doté ne fait pas toujours bien tout ce qu’il fait. Constamment gênée dans le récitatif, elle semble embarrassée de sa propre voix, même si sa discipline vocale est réelle. Mais dès l’acte I, adieu élan, adieu fluidité. C’est trop vibré, trop mûr, trop lourd. Plus exactement, la lourdeur de l’élocution plombe presque mécaniquement le chant. Dans « Non so più », le divorce avec Fricsay est consommé. Pour le frémissement érotique et l’équivoque, veuillez trouver quelqu’un d’autre, ou vous entretenir avec vous-même, qui sait ?

Lourdeur aussi, et pas des moindres, avec Renato Capecchi, qui n’était plus alors le Don Giovanni insolent et jouisseur qui à Aix avait frappé François Mauriac et quelques autres. Seul Italien dans cette phalange allemande, il n’est pas beaucoup meilleur que Töpper, infirmant de façon assez cocasse l’idée reçue que l’italianità dans Mozart est toujours désirable. On parlait de fusain : l’aurait-il accaparé ? Car d’entrée tout est surjoué, surligné mais au premier degré, au point de paraître particulièrement faux d’esprit. Ce sera mieux à l’acte II, mais manquera le sourire et l’ironie. L’air du dernier acte, mordant, noir, est son meilleur moment, malgré un récitatif grandiloquent où une fois de plus il fait douter de l’avantage d’avoir un Italien dans la distribution. Tout le monde n’est pas Sesto Bruscantini. La voix est noire, sanguine, mais le chant est appuyé au point de faire grimacer le valet (« Susanna, pian pian »), et de priver « Se vuol ballare » de son effet. « Non più andrai » est mieux négocié, sauf que l’interprète y rajoute des rires avant de rendre la scansion syllabique (« di bombardi, di canoni ») caricaturale et la « gloria militar » moins sarcastique que triviale. On a l’impression d’entendre les gesticulations d’un rossinien dévoyé.




Un qu’on a souvent accusé de surligner, c’est bien Dietrich Fischer-Dieskau. Son art de la caractérisation procède certes d’un culte du détail, mais s’il faut juger du résultat, on tient là un des Comtes les plus accomplis, avec là encore des paroles et des inflexions, un visage, qui semblent jaillir dans l’instant. De quoi éclipser d’ailleurs sa gravure ultérieure avec Böhm, et d’abord par la jeunesse sensible de l’interprète, on dirait même la sveltesse, qui exalte encore une manière d’incarner le tempérament sanguin du personnage qui comprend aussi bien la raideur agressive que le penchant à la volupté. C’est la pulsation de la vie même, contrairement au cliché d’un interprète abusivement réflexif. L’interprétation est pensée dans le moindre détail, ô combien, mais au bénéfice du relief musical et théâtral, d’un effet d’évidence, et d’une unité complexe. Sur le versant aristocratique, voici la morgue (superbe), l’autoritarisme un peu vain, mais aussi l’élégance supérieure, l’insinuation ironique et le tapinois : écoutez la façon dont il phrase et colore « Conoscete, signor Figaro, questo foglio chi vergò ? ». Et voilà un Comte qui n’oublie pas de rire (« inaspettato colpo ! »). Pour l’aspect domestique et privé, les caresses vocales, frémissantes, face à Suzanne (« Non mancherai ? »), et l’humiliation autrement caressante devant la Comtesse. Le grand air de l’acte III, en sympathie avec l’énergie délicate du chef, est enthousiasmant de mobilité et d’allègement dans la véhémence. Mais le visage du Comte ne s’impose pas moins à l’auditeur dans les ensembles, où l’individualité du timbre et du phrasé le rendent admirablement présent (les apartés dans « Deh signor, non contrastate »). Comme le Comte Dietrich est beau ce soir !

C’est du reste dans le dialogue avec Irmgard Seefried que Fischer-Dieskau s’affirme le mieux, à cause des situations certes, mais plus profondément parce qu’ils parlent la même langue, d’autant mieux qu’ils avaient souvent chanté ces rôles ensemble sur scène, partenaires d’ailleurs dans les lieder de Wolf au concert. Quelques semaines auparavant, Seefried et Fischer-Dieskau avaient encore tenu ces rôles à Salzbourg sous la direction de Böhm, avec la Comtesse de Della Casa (les deux femmes avaient débuté ensemble au Met en 1953 dans ces mêmes rôles). On trouve tout naturellement ici un degré rare de complicité et une qualité de répondant qui fait des récitatifs des moments magiques. Dès leur rencontre en catimini à l’acte I, on croirait les voir, et si leur italien ne peut masquer leur naissance, la parole entre eux semble inventée dans le mouvement de sa profération. L’interaction du dialogue les caractérise d’emblée chacun comme elle rend sensible et même ambiguë les rapports des personnages.

Précisément, Irmgard Seefried a non seulement souligné souvent l’importance de l’art du récitatif pour faire un grand mozartien mais exprimé son admiration pour… les Italiens :

« Les chanteurs italiens excellent dans le récitatif : il y a chez eux comme un sourire, un je ne sais quoi… une fantaisie, voilà ! Ils m’ont beaucoup appris. Mais pour arriver à posséder leur don de… jongleur, oui, c’est exactement l’image, il faut des années » (entretien avec Sophie Lannes, reproduit dans le livret du coffret « Portrait » consacré à Seefried par DG au début des années 80).

Nous y voilà. En ce sens, et singulièrement en comparaison du Figaro de Capecchi, cette Suzanne est une grande chanteuse italienne ! Son accent ou ses voyelles ne sont pas forcément idiomatiques, et pourtant elle parle juste.




Elle force parfois le trait cependant, comme quand elle tente de congédier Basile à l’acte I, mais ce qui domine dans les récitatifs de cette Suzanne est un sentiment d’énergie, de présence et de variété sans limite. Comme elle en était coutumière, Seefried ose des moments de stupeur, presque parlés : « A Cherubino ? », blême, la fait imaginer en alerte mais toisant Basile, et le « Per me ? » au début de l’acte III installe une équivoque expressive vertigineuse, qui rappelle le « Voi ? » de cette Zerline séduite par Fischer-Dieskau dans la version Fricsay déjà évoquée. Ailleurs, on entend une façon inouïe d’alentir temporairement le débit dans le récitatif, qui à chaque fois renouvelle l’expression et la perception que nous pouvons avoir du texte : « Oime, che fate ? » juste avant l’entrée de Basile suggère vingt affects différents, et dans la chambre de la Comtesse, lorsque Suzanne se montre fascinée par la blancheur du bras de Chérubin, qui pourrait expliciter tout ce qui passe dans « qualche ragazza… » ? Inversement, et c’est là une marque plus évidente du style de Seefried, la parole semble à d’autres moments saisie d’une sorte d’enthousiasme, le souffle presque coupé. C’est le cas dès « Ella stessa ! » à la fin du duo initial, ou dans « Mirate il briconcello etc. » à la fin de cet air d’action où Suzanne travestit Chérubin, et où le génie théâtral de Seefried, la sensibilité  de ses accents et de ses inflexions se déploient au point de faire complètement oublier ses tensions vocales. Et dans le finale du II encore, favorisée par le fait qu’elle chante la partie supérieure à celle de la Comtesse, elle donne le ton en libérant la plasticité infinie de la parole : « Che testa ! che ingegno ! »

Il faut y insister : aucun paradoxe dans le fait d’évoquer cette interprétation en commençant par les récitatifs ou les ensembles, puisque le personnage ne s’y trouve pas moins, et même qu’il se trouve d’abord là. Mais vous savez comment est le public d’opéra… Alors parlons du chant dans les airs ou les duos. En 1960, la voix avait perdu de cette aura poétique qu’elle eut entre 1942 et 1955 environ, et de sa souplesse, et bien sûr de cette juvénilité presque sacrée. La fêlure du timbre est là, et bien là, certaines notes sont difficiles et grincent presque (fa et sol du haut de la portée). Dans le duo de la lettre, une curieuse réverbération vient semble-t-il à la rescousse de l’élévation dans l’aigu. Bref, cette Suzanne ne sera pas une jeunesse pin-up, mais une femme faite, comme le dit fort bien Francesco, appariée à une Comtesse inhabituellement jeune et claire, et pour le coup le duo de la lettre marie les couleurs de façon singulière, avec une Comtesse plus jeune fille et une Suzanne plus mûre. Perche no ? C’est d’un certain point de vue renverser une tradition encore vivace qui flanque une Comtesse imposante et large d’une Suzanne plus légère : voir par exemple Margaret Price et Kathleen Battle dans la version Muti. Qui cherche le charme de Suzanne comme un érotisme vocal en sera pour ses frais (Anna Moffo est là pour y pourvoir), mais qui veut entendre la combattivité et l’humanité de Suzanne la trouvera ici à foison.

Le sextuor de la réconciliation l’offre tout entière, colère et souffrante avant de rejoindre la joie collective. Mais c’est le faux monologue de l’acte IV, sous les arbres du jardin, qui est le sommet attendu, soutenu par l’orchestre poétique de Fricsay. Dans un entretien à la radio il y a 25 ans, Sena Jurinac avait mis en parallèle l’effet d’incarnation indescriptible de Ljuba Welitsch quand elle entrait en scène et l’ascendant qu’exerçait le chant fragile de Seefried dans cet air : « Elle commençait à chanter, et soudain tout était là, les arbres, la nuit, la fraîcheur de l’air, et on y était avec elle. Comment oublier ça ? » En studio en 1960, les tensions du timbre ont beau être douloureuses parfois, il règne un ton inimitable en effet, dès le récitatif, qui est celui de la gravité. La situation est ironique pourtant, délicieusement comique, avec ces paroles à double entente par lesquelles Suzanne exprime son amour pour Figaro en sachant qu’il les écoute en interprétant comme autant de preuves d’infidélité cette appel au « ben mio ». Le monde qui se tait, le murmure du ruisseau ne sont pas évoqués dans un sourire, mais avec une sorte de mystère, comme si Suzanne était dépassée par ce qu’elle chante, ou plutôt comme si l’interprète savait faire entendre par-delà l’imbroglio de la comédie une autre dimension qui s’ouvre comme dans le trio des adieux dans Così fan tutte.




J’ai gardé pour la fin la Comtesse de Maria Stader, qui reste pour moi la découverte la plus surprenante de cet enregistrement. Sa Donna Elvira avec Fricsay (lequel l'aurait voulue plutôt en Donna Anna) n’était guère convaincante, plus furie d’oratorio que figure complexe, et cette Comtesse traîne après elle une sentence têtue dans la critique : « elle se croit à l’église ». Et pourtant le rôle est ici tenu avec une présence d’autant plus admirable que Stader ne l’avait jamais chanté, et bien sûr pas sur scène, disqualifiée pour le théâtre par sa taille minuscule. Sans doute on entend des défauts dans cette Comtesse : un italien parfois hasardeux (« o tchiel ! »), des A pas toujours heureux (« provanda ella si stà » est aigre plus que de raison), une certaine maladresse dans la façon de jouer la gêne quand le Comte fait irruption dans la chambre. Il manque peut-être aussi, outre de la rondeur çà et là, le petit surplus d’ampleur qui magnifierait « Dove sono ». Mais c’est aussi que cette Comtesse, concentrée, raide parfois, est délibérément de gabarit léger, vive et mobile. Le personnage frappe par sa lumière et sa jeunesse, et fait assez bien entendre cette « sensibilité réprimée » qui caractérise la Comtesse de Beaumarchais : sensible, vulnérable, fragile sans doute, mais qui sait se tenir et tenir. Elle n’est pas de ces Comtesses mélancoliques et aristocratiques qui semblent flotter à part de l’action : elle s’y campe entière. Dès le récitatif après « Porgi Amor », elle ne languit pas dans l’indolence de l’après-midi, comme tant d’autres, mais se montre aussitôt vive, présente à ce qu’elle chante. Stader excelle dans la véhémence du conflit à l’acte II, alors que la sensualité diffuse du dialogue avec Chérubin la trouve assez neutre. Et si certaines inflexions sonnent convenu ou même bourgeois, la composition d’ensemble reste d’une grande tension, d’une tenue qui est d’abord celle du discours.

Car Stader a un atout-maître, qu’on cherchera en vain chez une Janowitz : elle parle clair, elle parle net, et cette parole est dirigée, avec une imagination dans le récitatif qu’on ne soupçonnerait pas forcément. Le retour du Comte avec la Comtesse dans la chambre en est un splendide exemple, mais on remarque aussi combien Stader évite de se montrer outrée dans « Ebben, or tocca voi » à l’acte III, chanté avec retenue, et où elle est d’une grande classe. On mesure au passage le travail de préparation sans expérience de la scène et de collaboration entre le chef et elle, s’il est vrai que Stader a rapporté elle-même combien Fricsay astreignait les chanteurs comme les musiciens à des répétitions inlassables.

Dans « Porgi Amor », le registre de la prière est sensible (c’en est bien une, après tout), mais d’une prière parcourue du frémissement de la jeunesse et même d’une véhémence latente. Après tout, Stader chantait la musique sacrée de Mozart avec cette tension et cette ardeur : Gabriel Dussurget a pu témoigner de la surprise du public au festival d’Aix quand elle chanta à la cathédrale Saint-Sauveur, habitué qu’il était à un Mozart miniature et désincarné. La tenue instrumentale est là de bout en bout, mais la liberté expressive aussi, en profonde harmonie avec le tempo de Fricsay. Le grand monologue de l’acte III lui est moins favorable (il faudrait plus d’abandon, d’érotisme), mais là encore la façon de conduire la progression et de compenser une certaine étroitesse vocale par l’engagement sonore et la clarté de l’élocution emporte la mise. Ce qui suivra suscite une admiration constante : le sourire noble dans la dictée de la lettre, la verve inattendue mise dans l’imitation du ton de Seefried quand la Comtesse est travestie, et bien sûr le moment où la Comtesse se révèle. « Almeno io per loro perdono otterrò » est chanté avec mieux que de la douceur : de plain-pied, simplement, humblement. Plus fait douceur que violence. « Più dolce son io, e dico di si » est magnifiquement articulé, noble mais encore humble, paradoxalement. Est-ce sa science de la musique d’église ? Elle semble en tout cas avoir compris bien des choses du personnage dans ce dépouillement à ce moment-là. L’enchaînement n’a plus qu’à se faire avec la stase collective « A che tutti », pénétrée d’une grandeur simple, et conduite par le ton extraordinairement religieux de Stader. Se croit-elle à l’église ? Non : elle rend le caractère du moment théâtral à son juste éclairage. C’est tout simple — « e il mondo tace ».  




      

3 commentaires:

  1. Pour Stader, vous ne le dites pas encore, mais on peut encore l'entendre plus radieuse finalement, avec du coup, quelque chose de plus immédiatement séduisant (et elle devient donc, encore mieux, le personnage) dans les extraits en allemand, gravés avec Streich et DFD. L'émission est libérée par la langue, sans doute.

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  2. Ja wohl, Herr Vidame. Extraits postérieurs de quelques mois à peine, gravés en décembre 1961 sous la direction de Leitner.Stader a également enregistré, en 1957 et en allemand, l'air de Suzanne à l'acte IV sous la direction de Fricsay.

    Je reviendrai sans doute un de ces quatre sur ces Mozart gravés séparément par Stader, au moins sur les airs de concert.

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  3. Réédition chez les kangourous :
    http://www.jpc.de/jpcng/classic/detail/-/art/Wolfgang-Amadeus-Mozart-1756-1791-Die-Hochzeit-des-Figaro/hnum/3238185

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