jeudi 7 février 2013

Le front ceint de cytise






Ô lumière de Troie ! ô nuit des Troyens !


    (Clair de lune)
  
DIDON & ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

DIDON
Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida.

ÉNÉE
Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre aux pieds des murs de Troie
La belle Cressida.

DIDON & ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour ! 

ÉNÉE
Par une telle nuit la pudique Diane
Laissa tomber enfin son voile diaphane
Aux yeux d’Endymion.

DIDON
Par une telle nuit le fils de Cythérée
Accueillit froidement la tendresse enivrée
De la reine Didon !

ÉNÉE
Et dans la même nuit, hélas ! l’injuste reine,
Accusant son amant, obtint de lui sans peine
Le plus tendre pardon.

DIDON & ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour ! 

    (Ils marchent lentement vers le fond du théâtre en se tenant embrassés, puis ils disparaissent en chantant. Au moment où les deux amants qu’on ne voit plus finissent leur duo dans la coulisse, Mercure paraît subitement dans un rayon de la lune non loin d’une colonne tronquée où sont appendues les armes d’Énée. S’approchant de la colonne il frappe de son caducée deux coups sur le bouclier qui rend un son lugubre et prolongé.)

MERCURE (d’une voix grave, et étendant le bras du côté de la mer)
Italie ! Italie ! Italie !
    (Il disparaît.)

Et pour la musique, c'est ici
(représentation au Festival Berlioz en 1988, 
dir. Serge Baudo, avec Kathrin Harries et Gary Lakes)


Évidemment les vers de l’épopée de Virgile ont fourni à Berlioz le socle à partir duquel forger ceux de son livret. Ainsi, la mise en œuvre du suicide de Didon décalque la fin du livre IV de l’Énéide, quitte à redisposer les éléments au cours de la séquence de façon discontinue. Un exemple :

Dixit, et os impressa toro : « Moriemur inultae,
Sed moriamur » ait. « Sic, sic iuvat ire sub umbras.
Hauriat hunc oculis ignem crudelis ab alto
Dardanus, et nostrae secum ferat omina mortis. »  (v. 659-662)

« Elle dit, et pressant sa bouche sur le lit : “Nous mourrons sans vengeance,
mais mourons. Oui, c’est bien ainsi qu’il me plaît de descendre chez les ombres.
Que de la haute mer le Dardanien, le cruel, emplisse ses yeux de ce feu,
et qu’il emporte avec soi l’augure de notre mort.” » 
(trad. de Jacques Perret, Gallimard, coll. Folio)

Ce qui donne chez Berlioz :

« Je vais mourir…
Dans ma douleur immense submergée,
Et mourir non vengée !…
Mourons pourtant ! oui, puisse-t-il frémir
À la lueur lointaine de la flamme de mon bûcher !
S’il reste dans son cœur quelque chose d’humain,
Peut-être il pleurera sur mon affreux destin… »

On peut d’ailleurs remarquer que ces deux derniers alexandrins de Berlioz opèrent une sentimentalisation absente chez Virgile. Inversement, les bienséances modernes interdisent de montrer Didon « imprimant des baisers sur le lit » où s’était consommée son union avec le Troyen. Sur ce point, l’avènement du romantisme ne change rien à l’évocation de la sexualité dans le grand genre. Dans les deux cas, le texte de Virgile possède une puissance et une densité incomparables, dans la mesure où la composante physique, érotique, y est plus librement inscrite. Pour le reste, Berlioz reprendra le v. 660 plus tard dans l’acte, lors de la cérémonie rituelle en l’honneur de Pluton, juste avant le suicide proprement dit : « C’est ainsi qu’il convient de descendre aux enfers. »

Mais Berlioz amalgame à sa matière première virgilienne d’autres sources, dont l’identification n’est pas forcément aisée. Il est avéré que tout le duo d’amour de l’acte IV procède d’une transposition de la première scène de l’acte V du Marchand de Venise de Shakespeare, l’autre dieu de Berlioz avec Virgile et Gluck. Il s’agit de même d’un dialogue nocturne entre deux amants, construit sur une suite d’analogies empruntées à la mythologie et qui conduisent les personnages à envisager leur propre union sous la tutelle de ces prestigieux modèles. En voici le texte :


À Belmont. Avenue de la maison de Portia.
Entrent Lorenzo et Jessica.

LORENZO
Que la lune est brillante !… Ce fut dans une nuit semblable, tandis qu'un doux zéphyr caressait légèrement les feuillages sans y exciter le moindre frémissement, que Troïle, si je m'en souviens, escalada les murs de Troie, et adressa les soupirs de son âme vers les tentes des Grecs, où reposait Cressida.

JESSICA
Ce fut dans une pareille nuit que Thisbé, craintive et foulant d'un pied léger la rosée du gazon, aperçut l'ombre d'un lion avant de le voir lui-même, et s'enfuit éperdue de frayeur.

LORENZO
Ce fut dans une nuit semblable que Didon, seule sur le rivage d'une mer en furie, une branche de saule à la main, rappela du geste son amant vers Carthage.

JESSICA
Ce fut dans une semblable nuit que Médée cueillit les plantes enchantées qui rajeunirent le vieil Æson.

LORENZO
C'est dans une nuit pareille que Jessica s'est évadée de la maison du riche Juif, et, des pas emportés de l'amour, a couru depuis Venise jusqu'à Belmont.

JESSICA
Et c'est dans une pareille nuit que le jeune Lorenzo lui a juré qu'il l'aimait tendrement, et qu'il a dérobé son coeur par mille serments d'amour, dont aucun n'est sincère.

LORENZO
Et c'est dans une pareille nuit que la jolie Jessica, comme une petite mauvaise qu'elle est, calomnia son amant qui lui pardonna.

JESSICA
Je voudrais vous faire passer la nuit en ce lieu, si personne ne devait venir. Mais écoutez... j'entends les pas d'un homme.
(Entre un domestique.) 






On comprend, à lire ce dialogue, que la continuité de la scène de Shakespeare avec l’épisode carthaginois de l’Énéide se faisait de la façon la plus naturelle. Berlioz n’avait qu’à puiser, et à réaménager le dispositif des parallèles : Didon et Énée, extraits de la série mythologique, étaient substitués au couple des amants modernes. Le librettiste pouvait alors acclimater au sein de son imitation de Virgile cet échange dont la symétrie mimait l’harmonie amoureuse. Les vers de Berlioz soignent en effet ce système d’alternances symétriques, « Par une telle nuit » installant une pulsation régulière identique à la formule shakespearienne « In such a night as this ». Au demeurant, ce que chantent Didon et Énée, dans ce chant amœbée à la sensualité épanouie, est en somme une sorte de jeu d’esprit, où les amants s’abandonnent moins à l’amour qu’ils n’inscrivent leur rencontre érotique dans un système de références mythologiques qui, par analogie, doit autoriser leur désir réciproque.

En d’autres termes, il s’agit d’une expression de la pulsion érotique étonnamment réflexive, comme si Didon et Énée contemplaient leur propre rencontre dans un dictionnaire de mythologie gréco-latine. L’expression amoureuse est alors strictement dépendante de la parole savante, et c’est à mon sens ce qui rend ce duo si remarquable. D’une part, il assume la convention du duo d’amour à l’opéra, où les amants sont tenus de parler – voire de disserter philosophiquement : Tristan et Isolde ! – au lieu de faire l’amour. De l’autre, il déjoue le piège de l’invraisemblance en faisant du détour verbal et culturel la condition sine qua non de l’expression du désir. André Tubeuf fait très justement remarquer, dans L’Avant-Scène Opéra, que ce mode opératoire est identique à celui de Phèdre chez Racine, lorsque pour avouer à Œnone une passion transgressive elle use d’un détour, celui du parallèle avec Pasiphaé ou Ariane.

Cependant il est difficile de ne pas remarquer que dans le dialogue de Shakespeare les amours d’Énée et de Didon n’apparaissaient pas sous leur jour euphorique mais bien sous leur aspect tragique ou du moins élégiaque : Didon célébrée mais Didon abandonnée. Dès lors, une fois le substrat shakespearien posé, on peut se demander si dans l’esprit de Berlioz cela ne revenait pas à suggérer tacitement que cette « nuit d’ivresse et d’extase infinie » n’est jamais que le prélude à la séparation et au malheur le plus cruel. 

C'est ce que laisse affleurer, il me semble, et bien avant l’exhortation impérieuse de Mercure à gagner l’Italie, la conception même de l’orchestration, avec cette broderie équivoque (do-ré bémol), à la fois langoureuse et menaçante, qui anime le septuor précédent avant de s’imposer dans la transition avec le duo, où elle reparaît après que les amants ont fini de chanter « souriez à l’amour » — comme si ce couronnement érotique devait sonner par avance comme un malaise, ou comme une dernière fois. Confirmation sans doute que la puissance expressive de la musique tient à son don d’ambiguïté, et même d’impureté. Virgile, de fait, faisait de l’union de Didon avec Énée dans la grotte pendant l’orage « la première cause de sa mort », s’il est vrai que cette union est d’emblée en trompe-l’œil, reposant sur un malentendu : Nec iam furtivom Dido meditatur amorem : / Conjugum vocat, hoc praetexit nomine culpam (« elle ne pense certes pas à un amour furtif ; elle parle d’un mariage, sous ce nom elle voile sa faute »). Le grand duo de Berlioz repose aussi, mais d'une autre façon, sur un discours prétexte.


Reste un point pourtant. C'est ce « front ceint de cytise », celui de Vénus, future mère d’Énée, lorsqu’elle s’apprête à s’unir au mortel Anchise. Ma question est simple : pourquoi diable du cytise ? Oui, pourquoi ? Shakespeare n’en fournit pas, non plus que Virgile. D’autant que l’arbre de Vénus, comme chacun sait, c’est le myrte.

Penchons-nous donc, juste un peu, sur les vertus du cytise, cytisus laburnum pour les familiers. Son premier mérite est bien sûr de rimer avec Anchise (rime suffisante, la meilleure…). Eh oui, il est d’ailleurs si malaisé de trouver une rime convenable pour Anchise qu’on pourrait en rester là de l’enquête (car banquise, tour de Pise ou grosse bise ne feraient pas l’affaire). Et puis Racine, le grand Racine lui-même, n'a-t-il pas écrit : « Songe, songe, Cytise, à cette nuit cruelle » ?

Mais sais-tu bien, ô lecteur, quel est dans le fond ce cytise séduisant ? Il se plaît aux sols calcaires boisés du sud de l’Europe. Vérifier si on en trouve sur le mont Ida. Floraison très voyante (mai-juin), en grosses grappes jaunes. Pas forcément facile pour tresser une couronne, et sans doute d’une sensualité un peu trop appuyée, mais enfin Vénus n’eut pas toujours le goût parfait. Un détail à noter, stratégique pour les couples clandestins : les fleurs du cytise ne sont pas parfumées. On évite ainsi les récriminations au retour : « C’est quoi ce parfum, chéri ? Dov’èèèè quella donna ? »

Venons-en au fait enfin : le cytise, de l’avis unanime des botanistes, est un des arbres les plus toxiques d’Europe. Même son cousin des Alpes, laburnum alpinum, n’est pas d’une moindre toxicité. Tous les cytises, il faut le savoir, renferment en toutes leurs parties de dangereux alcaloïdes. Cependant, c’est surtout la fleur du cytise qui est dangereuse : ne vous avisez pas de la confondre avec celle de l’acacia. Te voilà prévenu, ô étranger.

Et de là nous pouvons tirer la conséquence : c’est que si Vénus ne fut pas forcément pour Anchise une déesse vénéneuse, le fruit de leur union, j’ai nommé Énée, est doté d’une toxicité certaine à l’égard des reines de Carthage. Il faut concéder d’ailleurs que Didon ne présente pas — du moins à l’acte IV — les symptômes d’une intoxication au cytise, à savoir salivation abondante,vomissements, hypertension, tachycardie, arythmie, asphyxie. Cependant, n’aurait-elle pas été inspirée de recourir au cytise, non pour s’en couronner – la bougresse – mais pour en mâcher quelques fleurs à dose homéopathique : il paraît que c’est bon pour la vésicule biliaire et bénéfique aux états dépressifs.




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