vendredi 15 février 2013

Un je ne sais quoi (1)






« Ce que vous dites est bien vrai, reprit Ariste, & en mon particulier je sens fort ce que vous dites. L'ennui qui me prend dès que nous sommes séparés, la joie que nous donnent nos plus longues conversations, le peu de cas que je fais des connaissances nouvelles, & le peu de soin que j'ai de cultiver mes anciennes habitudes, sont apparemment les effets d'une grande sympathie ; & de ces inclinations secrètes qui nous font sentir pour une personne un je ne sais quoi que nous ne sentons point pour une autre. »

« De la manière dont vous parlez, répliqua Eugène, vous avez la mine de connaître aussi bien la nature de ce je ne sais quoi, que vous en ressentez les effets. Il est bien plus aisé de le sentir que de le connaître, repartit Ariste. Ce ne serait plus un je ne sais quoi, si l'on savait ce que c'est ; sa nature est d'être incompréhensible et inexplicable. »

« Cet agrément, ce charme, cet air ressemble à la lumière qui embellit toute la nature, & qui se fait voir à tout le monde, sans que nous sachions ce que c'est ; de sorte qu'on n'en peut mieux parler à mon gré, qu'en disant qu'on ne peut ni l'expliquer, ni le concevoir. En effet c'est quelque chose de si délicat & de si imperceptible, qu'il échappe à l'intelligence la plus pénétrante & la plus subtile : l'esprit humain qui connaît ce qu'il y a de plus spirituel dans les Anges & de plus divin en Dieu, pour parler ainsi, ne connaît pas ce qu'il y a de charmant dans un objet sensible qui touche le cœur. »

« On peut dire, ajouta Eugène, qu'il n'y a rien de plus connu ni de plus inconnu dans le monde. On peut dire du moins, poursuivit Ariste, que c'est une des plus grandes merveilles & un des plus grands mystères de la nature. N'est-ce point pour cela, dit Eugène en riant, que les nations les plus mystérieuses le font entrer dans tout ce qu'elles disent ? Les Italiens qui font  mystère de tout emploient en toutes rencontres leur non sò che : on ne voit rien de plus commun dans leurs Poètes :

Un certo non sò che
Sentesi al petto. 

In queste voci languide risuona
Un non sò che di flebile, e soave,
Ch'al cor gli serpe, & ogni sdegno ammorza. »


« Je n'aurais jamais fini, si je voulais vous dire tous les non sò che dont je me souviens. Les Espagnols ont aussi leur no se que, qu'ils mêlent à tout, & dont ils usent à toute heure ; outre leur donayre, leur brio, & leur despejo, que Gracian appelle alma de tota prenda, realce de los mismos realces, perfeccion de la misma perfeccion; & qui est selon le même Auteur au dessus de nos pensées & de nos paroles, lisongea la inteligencia, y estranna la explicacion. »

« Si vous vouliez vous donner la peine de lire nos livres avec autant de réflexion que vous avez lu les Italiens & les Espagnols, dit Ariste, vous trouveriez que le je ne sais quoi a beaucoup de vogue parmi nous, & que nous sommes en cela aussi mystérieux que nos voisins.

Mais pour revenir à ce que nous disions, il est du je ne sais quoi comme de ces beautés couvertes d'un voile, qui sont d'autant plus estimées, qu'elles sont moins exposées à la vue, & auxquelles l'imagination ajoute toujours quelque chose. De sorte que si par hasard on venait à percevoir ce je ne sais quoi qui surprend, & qui emporte le cœur à une première vue, on ne serait peut-être pas si touché ni si enchanté qu'on est : mais on ne l'a point encore découvert, & on ne le découvrira jamais apparemment, puisque si l'on pouvait le découvrir, il cesserait d'être ce qu'il est, comme je vous l'ai déjà dit. »

Dominique Bouhours 
Les Entretiens d'Ariste & d'Eugène (1671) 
Cinquième entretien



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire