dimanche 4 décembre 2016

Vingt ans après : Armide à Bordeaux





Christoph Willibald Gluck, Armide (1777)
Armide : Gaëlle Arquez, mezzo-soprano
Renaud : Stanislas de Barbeyrac, ténor
Hidraot : Florian Sempey, baryton
La Haine : Aurélia Legay, soprano
Phénice / Mélisse / un Plaisir : Harmonie Deschamps, soprano
Sidonie / une Bergère héroïque / Lucinde / un Plaisir : Olivia Doray, soprano
Aronte / Ubalde : Thomas Dolié, baryton
Artémidore / le Chevalier danois : Enguerrand de Hys, ténor
La Naïade / Coryphée : Constance Malta-Bey, soprano
Coryphées : Luc Seignette, Jean-Philippe Fourcade, Jean-Paul Bonnevalle
Chœur de l’Opéra de Bordeaux
Les Musiciens du Louvre
Direction : Marc Minkowski
Bordeaux, Auditorium Dutilleux, 6 novembre 2016


C’était le 4 octobre 1996 et la mémoire n’en pâlit pas. Le concert était inclus dans le programme de je ne sais plus quel festival du Périgord, mais avait lieu au Grand-Théâtre de Bordeaux, qu’on inaugura sous Louis XVI avec du Gluck justement (Iphigénie en Tauride). C’était la première fois que j’entendais sur scène cet opéra si souvent écouté dans l’enregistrement de Richard Hickox, avec Felicity Palmer en Grande Sorcière. Marc Minkowski et Mireille Delunsch parlaient la langue de Gluck comme je ne l’imaginais pas, le plateau était beau comme en rêve (Yann Beuron en silhouette, excusez du peu), le surgissement d’Ewa Podles dans l’acte de la Haine saisissait la salle entière, mais c’est ce théâtre musical qui ne vous lâchait pas, se déroulant sans trêve comme un flux de passions et de fascination. Une révélation, mais d’abord une expérience, qui faisait enfin comprendre comment cette musique d’opéra, avec son idiome hardi, avait pu rendre fou, ou furieux, ou fanatique, quand elle parut.

Marc Minkowski n’a pas achevé au disque le cycle des Gluck parisiens qui s’annonçait : Iphigénie en Aulide est décidément l’éternelle sacrifiée des programmations, et la compression de la partition dans le spectacle affligeant de Pierre Audi à Amsterdam (les deux Iphigénie écourtées pour être données dans la même soirée ont eu le triste honneur du dvd) ne compense évidemment pas. Or le chef revenait à Armide cet automne pour une production scénique à l’Opéra de Vienne, dans une mise en scène d’Ivan Alexandre, avec pour le couple protagoniste les deux mêmes interprètes que lors des concerts à Bordeaux puis à Paris qui s’en sont suivis – on suppose que la mise en espace particulièrement soignée lors du concert en découle aussi. C’est à peu près la seule justification du choix de cet Auditorium sans âme, dont l’acoustique est inférieure, en l’occurrence, à celle du Grand-Théâtre.

Mais il suffit que l’orchestre attaque l’Ouverture, et vous voilà empoigné par cette sonorité à la fois opulente et nerveuse, à trois dimensions, magnifique exactement, qui vous embarque comme par un portique dans un monde d’inquiétudes autant que d’éclat. La manière du chef n’a guère changé depuis 1996 et l’enregistrement issu des concerts d’alors, sinon que le geste à la fois plus libre et plus impérieux, plus sûr peut-être des richesses de son royal orchestre. Le tempo semble ainsi plus large qu’autrefois dans l’ultime confrontation d’Armide et de Renaud, la séquence chorale de l’acte I plus martiale. Enflammée (chœur compris), la séquence de la Haine laisse pantois, avec des écarts dynamiques presqu’effrayants, mais l’ostinato des cordes qui accompagne les derniers vers d’Armide à la fin de cet acte III (ajoutés au livret original de Quinault) paraît souligné avec un rien de complaisance, tandis que la réplique d’Armide à Hidraot au I (« La chaîne de l’Hymen m’étonne ») donne une impression bien peu probante d’alanguissement, d’étirement artificiel. Les danses, elles, témoignent d’un superbe approfondissement poétique (jeux de timbres et respiration plus ample dans le Moderato du Songe) à l’exception cependant de la Chaconne de l’acte V, bizarrement précipitée, comme en apnée, indansable de fait. Tout le contraire de l’onirisme élargi de l’acte II, qui donne encore mieux corps au fantasme de toute cette partie, et la flûte solo d’Annie Laflamme (gloire à elle) dépasse encore en mystère l’excellente Kate Clark de 1996. 

D’un certain point de vue, et sans éroder cette pulsation intime sans laquelle Armide ne vit pas, Minkowski et son orchestre illustrent un Gluck plus berliozien qu’avant, assumant plus manifestement un poids, une intensité de coloris qui fait aussi partie de cette musique, sans jamais que le sentiment affleure d’un embourgeoisement. Personne, à la vérité, ne comprend et ne rassemble aussi bien le langage de Gluck, jusqu’à la transe collective qu’il ambitionne. Même l’interprétation très vive et théâtrale d’Ivor Bolton dans une Armide donnée à l’Opéra d’Amsterdam (automne 2013, mise en scène de Barrie Kosky) n’atteignait pas cette puissance fantasmatique.

Pareille magnificence de l’orchestre suppose aussi des chanteurs capables d’en soutenir la beauté. La distribution vocale est sans défaut notable dans la cuirasse, même si l’interprète de Phénice, soprano timide et parfois incertain, est loin de valoir Françoise Masset. On est plus séduit par la Coryphée soprano, Constance Malta-Bey, sortie du chœur bordelais, à la fois gracieuse et consistante, musicalité rare. Comme le plus souvent avec Marc Minkowski les rôles secondaires ne sont pas simplement remplis mais font entendre des personnalités intéressantes. L’étroitesse du ténor d’Enguerrand de Hys est amplement revanchée par son élégance, une réelle présence et une élocution absolument parfaite. L’irruption d’Aronte à la fin du I fait tout l’effet qu’elle doit faire grâce à l’autorité vocale et dramatique de Thomas Dolié, et ses couleurs, son imagination exacte portent aussi la mésaventure des chevaliers à l’acte IV – lequel même raboté est toujours suspect d’intermède, à plus forte raison sans les effets scénographiques qui lui donnent son sens.

Florian Sempey a tout le poids et le mordant d’Hidraot, son chant expansif et volontiers emphatique rencontrant le caractère du personnage. Aurélia Legay ne saurait rivaliser avec une Ewa Podles gigantesque, mais son expérience des opéras français antérieurs (Rameau au premier chef), son grain abrasif et son intelligence d’artiste rendent sa composition de la Haine inquiétante à un degré remarquable – et pas seulement parce qu’elle a l’air de s’être fait la tête de la jeune Rita Gorr. Le fiel, l’insinuation, la coloration insidieuse des phrases (l’invocation lente à l’Amour !), tout cela produit un personnage étonnant, merveilleusement adéquat au propos théâtral.

Que dire de Stanislas de Barbeyrac, sinon qu’il donne de Renaud une incarnation à peu près sans exemple ? Je ne l’avais plus entendu depuis quelques années, et j’ai d’abord été frappé par son caractère héroïque, très différent de la finesse un peu gourmée de Charles Workman. Le chant n’a pourtant rien de forcé, mais on entend rayonner dans ce timbre si riche, dans ce geste généreux, un véritable érotisme vocal, avec un verbe altier. Voici réunis l’homme de guerre et l’amant voluptueux, s’il est vrai que les lignes du Sommeil sont admirablement déployées, jusqu’à des nuances phénoménales (« Des charmes du sommeil j’ai peine à me défendre »). Frédéric Antoun à Amsterdam était déjà  exceptionnel, mais on jouit ici d’une incarnation plus complexe, pour un personnage en somme intermittent, et ingrat (en un sens) à défendre. Barbeyrac réussit en outre la plus belle scène de séparation qui soit, si ce n’est que sa partenaire ne procure pas toutes les satisfactions qu’elle promettait.

Gaëlle Arquez a plusieurs fois fait preuve dans Rameau (Iphise, Phébé) de qualités éminentes qui semblaient la prédisposer à Gluck : tenue et relief dans le chant comme dans ce port d’altesse, intelligence et audace expressive, une noble fierté colorait son organe. Voilà de quoi penser qu’elle serait comme à la maison dans Armide. Laissons de côté la sensualité impérieuse de la personne, qui en impose en effet quand elle paraît en scène – et ce n’est pas un mince mérite pour jouer le personnage. Dès l’acte I, un parti pris de legato constant déconcerte dans la mesure où la diction est étrangement négligée : multiplication des hiatus faute de liaisons (« un dépit extrême »), pas de redoublement des consonnes nasales (d’où un « étonne » assez flasque), suppression surtout dommageable des H aspirés : « Que je le hais ! » y perd les deux tiers de son expression. À quoi s’ajoute une réalisation déplaisante des E atones, systématiquement trop ouverts.

Il en résulte une déclamation qui trop souvent semble glisser à la surface de ce texte admirable. Paradoxalement, cette voix dense, au métal si beau, plus puissante et fauve que celle de Mireille Delunsch il y a vingt ans (celle-ci trouvait sa limite dans les fureurs du monologue final), n’offre pas, loin s’en faut, un théâtre aussi congruent à la langue ou même au caractère. Là où Delunsch traduisait les moindres tours, retours et conflits internes du personnage, et bouleversait à mesure qu’elle semblait construire une incarnation dramatique à partir du cœur poétique des mots (« Que s’il se peut, je le haïsse », exemple entre trente), la déclamation de Gaëlle Arquez trahit un manque de précision mais aussi de liberté dans l’intégration du détail, gênant la coagulation (si l’on peut dire) de la figure.

Ainsi de l’air inaugural de l’acte III (« Ah, si la liberté me doit être ravie »), que l’Armide du moment chante avec la même douceur élégiaque, un peu dénervée, que « La chaîne de l’Hymen m’étonne » (I, 2), mais sans l’éloquence triste, plus tragique au fond, qu’inventait Delunsch. Dans la scène suivante au contraire, Arquez joue sur le métal terrible de la voix pour « L’Enfer n’a pas encor rempli mon espérance », avec un effet saisissant de compacité : l’airain après le velours. Est-ce par conception très polarisée du personnage ? Mais le grand monologue devant Renaud endormi ne trace qu’en partie les méandres psychologiques, comme si le paysage en était simplifié au profit d’une conception plus ouvertement vocale. La déception vient surtout de la fuite de Renaud, où la dimension cyclothymique du personnage, la ruse inhérente à la passion, ce tissu d’involutions, se transforme en peinture trop univoque de la femme souffrante, et là encore par le choix apparemment de surexposer un registre élégiaque, de pair avec un alentissement lyrique du discours. Triomphe pour la cantatrice, certes, mais il n’est pas bien sûr que Gluck (et Quinault !) en sortent vainqueurs comme il y a vingt ans.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire