dimanche 29 décembre 2013

Adieu notre petite place





Composée par Goldoni pour le carnaval 1756, la comédie Il Campiello (littéralement La Petite place, mais une traduction traditionnelle en français était Le Carrefour, avant qu’on opte pour Le Campiello) fait partie de celles du même auteur que le compositeur Ermanno Wolf-Ferrari – lui-même natif de Venise et formé à Munich – a décidé d’adapter pour le théâtre lyrique : Le donne curiose (Les Curieuses, 1903, Munich), I quattro rusteghi (Les Rustres, 1906, Munich), La Vedova scaltra (La veuve rusée, 1931, Rome). C’est en février 1936, à la Scala de Milan, que ce Campiello nouveau fut créé, Mario Ghisalberti ayant adapté le texte de Goldoni. Parmi les créateurs, la basse bouffe Salvatore Baccaloni (Leporello illustre) et Mafalda Favero dans le rôle de Gasparina. La Fenice doit en donner une nouvelle production en février 2014.

Ces opéras goldoniens, produits dès les années 1900 mais aussi au-delà de la Première guerre mondiale, sont typiques d’une réaction au post-romantisme wagnérisant, au pathos du vérisme ou aux saturations fin-de-siècle, se tournent vers la comédie des Lumières et tacitement vers le modèle mozartien, ou bien encore vers Molière : Wolf-Ferrari a composé aussi un Amour médecin (1913, Dresde). « Luft ! Luft ! » : en un sens Isolde avait donné le ton – « de l’air ! » Retour donc au grand air (mais non dans la forme opéra), à lair vif et léger de l’âge classique et rococo, à sa poésie, à ses conventions non réalistes également. Dans Il Campiello, Wolf-Ferrari confie même deux rôles de femme mûre (Donna Cate et Donna Pasqua) à des ténors, comme dans les opéras du XVIIe siècle. Le compositeur et son librettiste ont conservé d’ailleurs la composante dialectale de la comédie originelle – ce qui posera plus tard des difficultés pour l’adaptation allemande d’Il Campiello : par exemple, quand le Volksoper de Vienne représentera l’opéra en 1967 dans une mise en scène d’Otto Schenk (avec Renate Holm et Peter Klein en tête de distribution), Marcel Prawy adaptera le livret en allemand sans chercher à conserver les éléments dialectaux. Les particularités linguistiques font pourtant partie du jeu réglé par Goldoni. Ainsi Gasparina est-elle définie d’emblée comme « une jeune fille pleine d’affectation [caricata], qui parle en employant le z au lieu du s ».

Or la « franche gaieté » de la comédie – qu’un auteur plus ancien (Beaumarchais) opposait déjà aux excès « fin de siècle » du raffinement intellectuel et de la violence pathétique – se résout aussi, dans la dernière scène, en élégie furtive :

Cavaliere
Animo allegramente,
Andiam tutti in locanda,
Che si passi la notte in festa in brio ;
Poi diremo diman : Venezia addio.

Gasparina
Cara la mia Venezia,
Me dezpiazerà certo de lazzarla ;
Ma prima de andar via vòi zaludarla.
Bondì Venezia cara,
Bondì Venezia mia,
Venezziani zioria.
Bondì, caro Campielo,
No dirò, che ti zii bruto, né belo.
Ze bruto ti zè ztà, mi me dezpiaze :
No zè bel quel, che è bel, ma quel che piaze.


Le Chevalier
Allons, rentrons tous joyeux à l’auberge.
Que la nuit se passe à festoyer avec entrain ;
Et puis demain nous dirons : adieu Venise.

Gasparina
Chère Venise à moi,
Oui, j’aurai de la peine en te quittant ;
Mais avant de partir je veux te saluer.
Adieu, chère Venise,
Adieu, ma Venise à moi,
Gens de Venise, au revoir.
Adieu, cher Campiello,
Je ne dirai pas que tu es laid, ni beau.
Si tu passes pour laid, moi j’en suis au regret :
N’est pas beau ce qui est beau, mais ce qui plaît.


Peu de traces enregistrées de ce Campiello. On peut cependant goûter l’interprétation congéniale de Daniela Mazzucato, qui chanta aussi magistralement Felice des Quattro rusteghi ; il s’agit d’un live de Trieste en 1992, publié en cd par Fonit Cetra. L'adieu de Gasparina est à 1h 03 du début :




Mais ce que réussissait Renate Holm au Wiener Volksoper en 1967, sous la direction d’Argeo Quadri, ne mérite pas moins d’être écouté et contemplé, dans un trop court extrait diffusé lors d’un entretien télévisé par August Everding (cest à 19 min 30) :





Selon Ekkehard Klemm, la musique fait alors tomber « un voile de mélancolie » sur l’ensemble de la pièce, aussi sur un monde en train de disparaître. Nous sommes en 1935, et il est tentant d’entendre dans le chant ultime de Gasparina quittant Venise un adieu sans éclats à tout un continent radieux de la culture. On peut aussi se demander si Wolf-Ferrari pouvait clore autrement son opéra, contraint par le canevas et le texte de Goldoni. Dans la comédie parlée, les dernières paroles de Gasparina font entendre un adieu rapide : comme avec celles de Giacinta à la fin de la Villégiature, la beauté de ce moment théâtral tient précisément à son caractère fugitif, non développé. Conclure un opéra impose de donner à ces paroles une autre densité, plus lyrique, un surcroît d’étendue, en conjuguant à la voix de Gasparina celle du chœur. Ainsi, cette accentuation élégiaque est sans doute aussi une nécessité de structure.

L’ambiguïté délectable de cette fin réside cependant dans ce paradoxe : le style néo-mozartien de Wolf-Ferrari confirme en fait la vocation crépusculaire de ces opéras fatalement « fin de partie ». Mais l’ambiguïté était déjà cultivée par Goldoni, ne serait-ce qu’avec ce personnage de Gasparina. Voici ce qu’en disait Giorgio Strehler quand il mit en scène Il Campiello d’origine, en 1975 :

« À la fin, le Chevalier – qui une fois le Carnaval terminé “doit” s’en aller – ne peut que s’en aller avec Gasparina, qui depuis toujours veut s’en aller. Mais pas avant d’avoir découvert que Gasparina aussi est à moitié noble, fille d’un noble et d’une chiffonnière, exactement comme le noble est fils de noble et d’une femme du peuple. […] De toutes les façons, il faudra que le Chevalier cède un peu de sa sympathie populaire et Gasparina de son incapacité d’accepter ”-“le peuple” : “ces saletés-là”. Et Goldoni le fait comprendre sur un ton très évident : par l’attendrissement soudain du personnage antipathique à la fin du cinquième acte, au moment de dire adieu à Venise, à la place. Au moment de la quitter, Gasparina “sent” qu’il s’agit d’un moment sérieux, et elle découvre en quelques mots la “douceur” de ce monde qu’elle refusait : maintenant qu’elle le voit avec une certaine distance, maintenant que sa manie de noblesse (psychanalyse comprise, de complexes d’infériorité et de solitude y compris) est un peu assouvie, maintenant qu’elle est presque dehors, presque d’ailleurs : “Chère Venise, Venise à moi”, adieu à tout le monde, adieu à la place, aux choses et aux personnes, laissant très justement en suspens un jugement qui, s’il avait été positif, aurait vraiment été trop soudain et conventionnel : “Je te dirai ni que tu es laid ni que tu es beau…” »




« La fille, de naissance à moitié noble et populaire, est sans aucun doute fille du peuple et vénitienne, mais pas tout à fait. Elle veut fuir sa classe et son langage. Elle a une curiosité vive mais superficielle pour les choses, pour l’art, pour la classe dominante. Son côté négatif a quelque chose de positif. Je dirais qu’elle ne se résigne pas. Elle est inquiète, même pour de mauvaises raisons, elle veut être plus, elle veut en savoir plus.
Le positif-négatif de Gasparina est un des caractères les plus complexes chez Goldoni : le populaire renié. […] La Gasparina superficielle, moitié napolitaine, moitié fille du peuple sans vouloir l’être, est un personnage non seulement “ridicule”, mais parfois presque déchirant, sûrement émouvant. Son “vice” est plein d’ombres, de réticences et de courage, d’incertitudes et de stupidités, mais aussi d’élans retenus, de rêves légitimes, de capacités d’excès. »

Et quand le spectacle fut repris à l’Odéon à l’automne 1992, Strehler rédigea une « Lettre aux acteurs » où on lit : 

« Que tout soit vivant, doux, âpre, léger et triste. »



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