dimanche 15 décembre 2013

Un je ne sais quoi (2)





Le Menteur de Goldoni (Il Bugiardo, 1750) est largement décalqué de la comédie homonyme de Corneille. Cette version vénitienne, d’une acuité psychologique moindre sans doute que l’original français, introduit au moins un caractère nouveau : Florindo, « jeune bourgeois bolonais, qui apprend la médecine », « amant timide de Rosaura ». C’est lui qui ouvre la pièce en donnant à celle pour qui il soupire et à la sœur de celle-ci une sérénade dont Lélio, le protagoniste, aura tôt fait de s’attribuer l’initiative, comme il fera à l’acte II pour le sonnet furieusement allusif que Florindo aura lancé sur leur terrasse.

C’est que cet amant timide est enfermé dans une névrose de la communication : il n’a de cesse de se manifester auprès de Rosaura par des témoignages galants, mais sans quitter l’incognito, ce qui désespère Brighella, le valet de Florindo. Dans la mise en scène de Laurent Pelly, créée à l’automne 2008, c’est Emmanuel Daumas qui incarne le rôle avec un mélange irrésistible d’énergie et de poésie, mais c’est toute la distribution qui charme. Comme on pouvait s’y attendre tant c’est devenu une convention, Pelly transpose l’action dans une Italie des années 60, mais de manière assez judicieuse, en particulier par l’utilisation d’une scène sur pilotis, où l’eau de la lagune a tôt fait de devenir une surface rêvée sur laquelle le personnage mythomane et hâbleur de Lelio glisse et danse, puisque le propre de ce protagoniste moralement répréhensible (la moralité finale le souligne) est de réenchanter constamment le monde bourgeois où il louvoie par ses fables et par sa grâce, ou plutôt par sa sprezzatura (bravo à qui le traduira).

Or, là où chez Corneille le concert magnifique et galant donné sur les eaux de la Seine était une affabulation de Dorante (I, 5), l’entrée dans la comédie de Goldoni se fait par une scène effective de sérénade au clair de lune, exécutée par une chanteuse accompagnée de quelques musiciens. Le spectacle toulousain offrait, dans une nuit anthracite, deux chanteuses élégantes escortées d’une guitare électrique, d’une clarinette et d’une batterie légère, et la chanson était conservée dans le texte italien (ou plutôt vénitien) original : 

Idolo del mio cuor,
    Idole de mon cœur,
Ardo per vu d’amor,
    Je brûle d’amour pour vous
E sempre, o mia speranza,
    Et toujours, ô mon espoir,
Se avanza – el mio penar.
    S’augmente – ma souffrance.

Vorria spiegar, o cara,
    Je voudrais vous dire, ô mon aimée,
La mia passion amara ;
    Ma passion et ses peines ;
Ma un certo no so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Fa che non so parlar.
    Me prive de la parole.

Quando lontana sè,
    Quand vous êtes loin,
Quando non me vedè,
    Quand vous ne me voyez pas,
Vorria, senza parlarve,
    Je voudrais, sans vous parler,
Spiegarve  – el mio dolor ;
    Vous dire – ma douleur ;

Ma co ve son arente,
    Mais quand je suis près de vous,
No son più bon da gnente.
    Je ne suis plus bon à rien.
Un certo no so che...
    Un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Me fa serrar el cuor.
    Fait que mon cœur se serre.

Se in viso me vardè,
    Si vous me regardiez dans les yeux,
Fursi cognosserè
    Peut-être découvririez-vous
Quel barbaro tormento,
    Ce barbare tourment
Che sento - in tel mio sen.
    Que je sens – dans mon cœur.

Dissimular vorria
    Je voudrais dissimuler
La cruda pena mia ;
    Ma souffrance violente ;
Ma un certo no so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Ve dise : el te vol ben.
    Vous dit : il t’aime, lui. 

Mio primo amor vu sè,
    Vous êtes mon premier amour,
E l’ultimo sarè,
    Et vous serez le dernier,
E se ho da maridarme,
    Et si je dois me marier,
Sposarme – voi con vu ;
    Mon épouse – ce sera vous.

Ma, cara, femo presto...
    Mais, ma bien-aimée, faisons vite…
Vorave dire el resto,
    Je voudrais vous dire le reste,
Ma un certo non so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
No vol che diga più.
    M’empêche d’en dire plus.

Peno la notte e el dì
    Je souffre la nuit et le jour
Per vu sempre cussì.
    À cause de vous, toujours ainsi.
Sta pena (se ho da dirla)
    Cette souffrance (s’il faut l’avouer),
Soffrirla – più no so.
    L’endurer – je ne saurais davantage.

Donca, per remediarla,
    Donc, pour y porter remède,
Cara, convien che parla :
    Mon aimée, il faut que je vous parle :
Ma un certo no so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No  so, se m'intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Fa che parlar no so.
    Me prive de la parole.

Sento che dise Amor :
    J’entends l’Amour me dire :
Lassa sto to rossor,
    Abandonne ta timidité,
E spiega quel tormento,
    Et explique le tourment
Che drento - in cuor ti gh’ha.
    Que tu portes en toi – dans ton cœur.

Ma se a parlar me provo,
    Mais si je m’essaie à parler,
Parole  più no trovo,
    Je ne trouve plus les mots,
E un certo no so che...
    Et un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Pur troppo m’ha incantà.
    Ne m’a que trop ensorcelé.

Ingénieusement, Pelly et son équipe ont employé en la circonstance la musique de la chanson entêtante de Mina Mazzini, Città vuotta (1964), appropriée non seulement pour son charme nostalgique mais pour son silence subit après città, transféré sur scène à la suspension d’« un certo non so che », qui figure dans le style strophique de la canzone les dérobades de l’amant timide, qui dit sans dire – veut et ne veut pas. Ainsi aménagée, la sérénade nouvelle stylise et décante l’intensité sentimentale de la chanson de Mina, et elle concourt à servir, comme les lumières ou le décor, le comique ambigu qui caractérise ce spectacle aux gris profonds et pluvieux.




Città vuota

Le strade piene, la folla intorno a me
mi parla e ride, e nulla sa di te,
io vedo intorno a me chi passa e va
ma so che la città…
vuota mi sembrerà se non ci sei tu.

C’è chi ogni sera mi vuole accanto a se,
ma non mimporta se i suoi baci mi darà,
io penso sempre a te, soltanto a te,
e so che la città…
vuota mi sembrerà se non torni tu.

Come puoi tu vivere ancor solo senza me ?
non senti tu che non finì il nostro amor ?
Le strade vuote, deserte senza te
leggo il tuo nome ovunque intorno a me,
torna da me amor, e non sarà più vuota la città…
ed io vivrò con te tutti i miei giorni.

(et en play-back abrégé et publicitaire)



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire