samedi 7 décembre 2013

Inventaire avant démolition





Stars der Wiener Oper, vol. I (1939-1945)
1 CD ORF (« Radio Dokumente »), 1995

Wagner, Tannhäuser : entrée d’Elisabeth (acte II)
Hilde Konetzni, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig

Weber, Euryanthe : romance d’Adolar (acte I)
Anton Dermota, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig

Weber, Oberon : finale de l’acte I
Hilde Konetzni (Rezia), Elena Nikolaidi (Fatime)
Chœur de l’Opéra de Vienne, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig

Weber / Mahler, Les Trois Pintos : ariette d’Ambrosio (acte III)
Herbert Alsen, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig

Weber, Le Freischütz : monologue d’Agathe (acte II)
Irmgard Seefried, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig

Cornelius, Le Barbier de Bagdad : air de Noureddin (acte I)
Anton Dermota, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig

Smetana, La Fiancée vendue : monologue de Marie (acte III)
Maria Reining, Orchestre non identifié / Hans Steinkopf

Pfitzner, Palestrina : fin de l’acte I
Julius Patzak (Palestrina), Emmy Loose (un Ange), Elena Nikolaidi (le spectre de Lucrezia / Silla), Elisabeth Rutgers (un Ange / Ighino), Maria Schober (un Ange)
Chœur de l’Opéra de Vienne, Orchestre et chef non identifiés

Pfitzner, 2 lieder avec orchestre : Immer leiser wird mein Schlummer ; Verrat
Elisabeth Schwarzkopf, Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig


La Radio Autrichienne a publié il y a presque vingt ans deux volumes d’archives de l’Opéra de Vienne des années de guerre, regroupant des extraits d’opéras réalisés pour la radio d’alors et pour une majeure partie inédits. Certains constituent même le seul témoignage de tel chanteur dans telle musique. Le premier volume (la date des prises n’est pas précisée) offre le gratin de la troupe d’alors. Les Viennois natifs qu’étaient les sœurs Konetzni, Maria Reining, Herbert Alsen ou Julius Patzak étaient les plus anciens, mais Anton Dermota (né en 1910) et la mezzo grecque Elena Nikolaidi (née en 1909) les avaient rejoints dès les années 30. Les benjamines sont ici Elisabeth Schwarzkopf, d’abord invitée en 1942 puis membre de la troupe en 1944, précédée de sa cadette Irmgard Seefried, à qui le rôle d’Eva dans Les Maîtres-Chanteurs avait ouvert les portes de la maison en 1943. Le programme fait ici la part belle aux opéras de Weber, alors de répertoire, mais aussi à Pfitzner. Dans le second volume, on retrouve Seefried dans un air alternatif que Haydn composa pour l’Alessandro nell’Indie de Francesco Bianchi (« Chi vive amante ») mais aussi Dermota pour des airs de Luisa Miller ou Turandot.

Hilde Konetzni, qui jouissait d’une grande faveur auprès du public viennois, introduit d’emblée à une culture du chant disparue. Elle chantait en effet Donna Elvira, la Maréchale ou Sieglinde, Desdémone et Marenka aussi bien qu’Isolde. Le lied ne lui était pas étranger non plus, et Orfeo vient de publier des lieder qu’elle enregistra pendant la guerre avec Krips au piano. L’entrée d’Elisabeth dans Tannhäuser fait entendre un soprano resplendissant, charnel, assis, rond de timbre, assez jeune, mais aussi une voix assurément large. Si elle n’a pas le frémissement caractéristique de Maria Reining (cette dernière plus déliée vocalement), l’expression est d’une grande noblesse, imposante sans être pesante. Seule l’intonation souffre d’une certaine approximation.
Dans le long extrait de Rezia, difficile de ne pas admirer comment une voix aussi riche parvient à se plier à l’écriture ornée de Weber, même si ce style hybride ne lui est sans doute pas naturel. Elle ne donne sans doute pas une impression d’urgence enthousiaste comme Lotte Lehmann (mais qui peut rivaliser avec Lehmann dans ce rôle ?) cependant quel grand ton et quelle allure ! Et aussi quel esprit dans les phrases ciselées que chante Rezia par-dessus le chœur des janissaires ! L’air de Rezia qui ouvre le finale de l’acte I est d’une majesté très émouvante, en particulier dans la partie centrale, et le medium n’est pas moins royal que l’aigu est impérieux. Elena Nikolaidi, somptueuse de couleur, lui donne une réplique de grand relief en Fatime. Oberon a rarement joui de telles faveurs.

Entendre à la suite Maria Reining, qui partageait une bonne partie du répertoire de Hilde Konetzni, c’est retrouver cette féminité élégante, cette lumière et ce timbre flottant qui la font aussitôt reconnaître. Sa Marenka ferait presque trop grande dame, malgré un style d’une grande simplicité, et on est peut-être plus ému par l’expression immédiate de Jurinac dans cet air, mais se plaindrait-on que la fiancée est trop belle ?

Herbert Alsen fut une des plus grandes basses germaniques, et ce qu’on entend ici subjugue. Par la qualité intrinséque de la voix bien sûr : une basse noire, concentrée, mais chaleureuse, précise, vitale – on dirait presque, étincelante. Car dans l’ariette bouffe où Ambrosio voltige en voix de fausset l’autorité vocale d’Alsen se double d’un style et d’un esprit comique supérieurs. Là encore on se défend mal de penser que cette espèce de chanteurs, qui ne se contentaient pas d’être de somptueux organes mais rivalisaient de justesse dans l’esprit et d’éloquence, est éteinte. 

Anton Dermota a-t-il gravé ailleurs la romance d’Adolar et l’air du Barbier de Bagdad ? Il ne semble pas, et ce témoignage est d’autant plus précieux, car ces deux extraits sont peut-être les sommets du disque. Que dire de l’air d’Euryanthe ? Beauté onirique, style, élégance mais aussi quelque chose de sourdement morbide dans la poésie de ce chant : le mystère et l’évidence. Voilà bien les qualités éminentes d’un grand interprète de Weber, que confirme un air de Max du Freischütz publié il y a peu d’années dans un album Preiser en même temps qu’un extrait de Werther captivant. Weber, Massenet, même combat. Mais la révélation vient surtout du monologue de Cornelius. D’abord en raison de l’inspiration magnifique, intense même, de la musique : encore un chef-d’œuvre enseveli dans les terres de l’opéra-comique. Dans le récitatif, Dermota est d’un emportement distingué qui saisit dès le début, tandis que l’air ainsi chanté, avec cette ardeur et cette noblesse de mélancolie, se hisse sur les cimes du lyrisme romantique. Exemplaire.




Irmgard Seefried n’aura jamais chanté le rôle d’Agathe à l’Opéra de Vienne, mais elle l’avait à son répertoire dans ses premières saisons à Aix-la-Chapelle au tout début des années quarante (c’est même la grande scène d’Agathe qu’elle avait chantée en audition devant Karajan). L’enregistrement intégral qu’elle en fit en 1960 sous la direction de Jochum (DG) ne la montre pas toujours sous un jour flatteur, vocalement parlant, et on connaît la sentence de Tubeuf : « elle raccourcit tout, elle pépie ». L’intérêt n’en est que plus grand d’entendre ce qu’elle pouvait faire d’Agathe dans ses jeunes années. On remarque déjà la gêne de Seefried face à la longueur de phrase qu’appelle le grand air nocturne de l’acte II. Cette musique lui posait déjà des difficultés et l’obligeait à fragmenter en effet. Est-ce par un effet de compensation ? L’expression est assez appuyée (les mots aussi d’ailleurs), d’un pathos qui sonne excessif dans un monologue aussi méditatif. Mais on peut aussi l’entendre comme l’illustration du paradoxe proposé au sujet de Seefried par Sena Jurinac : « Elle n’a jamais chanté, elle a toujours raconté. » Du reste, Seefried sera bien plus sereine au studio en 1960. 
Ici, Agathe semble possédée d’emblée du démon de l’inquiétude. Là où Grümmer fond une vibration inquiète dans son chant contemplatif, Seefried surexpose l’angoisse d’Agathe, de façon peut-être trop systématique pour convaincre vraiment dans la partie centrale. « Leise, leise fromme Weise » semble gagné par des larmes, et dans les parties récitatives l’interprète surpointe les rythmes comme pouvaient faire Max Lorenz et d’autres contemporains pour donner à la parole un relief inventé (« er hat den besten Schuß getan »). L’avantage reste cependant d’entendre cette qualité de voix incroyablement colorée, cette splendeur à la fois liquide et charnelle que Seefried perdra quelques années plus tard. Et puis dans la péroraison de l’air, où la fièvre de l’interprète est plus en situation, il se passe une chose inouïe, un de ces moments de génie dont Seefried avait le secret. Non pas tant parce que cette Agathe bouillonnante sonne presque comme une cadette de Senta, mais parce que soudain, sur des paroles de célébration (« Himmel, nimm des Dankes Zähren / für dies Pfand der Hoffnung an ! »), Seefried chante avec l’intensité du sacrifice, comme si toute sa vie se jouait dans ces quelques secondes d’invocation. Un tel instant vaut l’or et l’argent.

Palestrina reste un des plus grands rôles de Julius Patzak, ténor atypique s’il en fut alors. On entend ici, sous une baguette anonyme, un enregistrement antérieur au live de Munich sous la direction de Robert Heger. Sommet de l’opéra, voici la scène nocturne au cours de laquelle le compositeur compose la Messe en état de transe, inspiré par des anges et par la voix de son épouse défunte, avant que ses jeunes disciples ne le découvrent endormi au matin. Dès la première note, c’est l’évidence d’une incarnation poétique, tellement chez Patzak le timbre, le verbe forgé à l’art du lied, le génie de la modulation, le ton fragile et douloureux semblent faits pour le rôle, à mille lieues des emphases de théâtre. Ses ultimes « Frieden » pourraient hanter longtemps votre oreille. Tout cela est enveloppé dans un climat de vision, où brille la voix d’Emmy Loose. Cet extrait donne aussi le sentiment d’un plain-pied des interprètes avec un univers musical qui a perdu peut-être pour nous de son immédiateté.

Pfitzner enfin avec les deux lieder chantés par Elisabeth Schwarzkopf rayonnante de jeunesse, flexible et irisée, prestigieuse littéralement, comme rarement. Le second lied est une parodie de scène galante, simili-rococo, rendue avec une grande élégance, sans la préciosité qu’on pouvait craindre, mais aussi sans vraiment l’ironie. Mais le premier, sur le même poème qu’un des plus beaux lieder de Brahms, est chanté comme en songe. « Traum großer Magie », pour parler comme Hofmannsthal, sauf que c’est ici une mourante qui parle, comme dans un demi-sommeil. La voix semble en apesanteur, fascinante de subtilité, tout en exhalant le malaise. Le déploiement sinueux des colorations est extraordinaire, et l’amenuisement de la texture sur les « Komme bald ! » conclusifs suggère une évanescence synonyme de fatalité.


Julius Patzak dans Palestrina (Opéra de Vienne)


N.B. Cet enregistrement précoce de l'air d'Agathe par Seefried ainsi que l'air de Haydn par la même sont inclus dans un récent coffret d'archives publié par Orfeo : voir ici.

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