samedi 10 janvier 2015

Sonne l’heure





Le 24 septembre 1724 à Leipzig, Jean-Sébastien Bach donna pour la première fois sa cantate huitième dans le catalogue connu. C’était le seizième dimanche après la Trinité, et la lecture de la Bible sollicitait ce jour-là un extrait de l’épître de Paul aux Éphésiens (« C’est pourquoi je vous prie de ne point perdre courage en me voyant souffrir tant de maux pour vous, puisque c’est là votre gloire », III, 13) et le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïm, celui-là même que Haendel mettra en musique dans le chœur « He saw the lovely youth » qui clôt le second acte de Theodora, en prélude au martyre, et dont on rapporte que son compositeur le préférait entre tous :

Et lorsqu’il était près de la porte de la ville, il arriva qu’on portait en terre un mort, qui était fils unique de sa mère, et cette femme était veuve, et il y avait une grande quantité de personnes de la ville avec elle.
Le Seigneur, l’ayant vue, fut touché de compassion envers elle, et il lui dit : Ne pleure pas.
Et s’approchant, il toucha le cercueil. Ceux qui le portaient s’arrêtèrent ; alors il dit : Jeune homme, lève-toi, je te le commande.
En même temps le mort se leva sur son séant, et commença de parler ; et Jésus le rendit à sa mère. 
Tous ceux qui étaient présents furent saisis de frayeur ; et ils glorifiaient Dieu en disant : Un grand prophète a paru au milieu de nous, et Dieu a visité son peuple. (Luc, VII, 12-16)


Mais la cantate de Bach n’évoque pas de prodige. Au contraire, et comme tant d’autres, elle célèbre l’accueil de la mort, écartant l’effroi par le consentement. Le chœur initial fait plus : il fait de l’écoulement inexorable du temps comme une enveloppe de suavité sans fin, quelle que soit l’austérité des vers du poète et théologien Caspar Neumann.

Liebster Gott, wann werd ich sterben ?
Meine Zeit laüft immer hin,
Und des alten Adams Erben,
Unter denen ich auch bin,
Haben dies zum Vaterteil,
Daß sie eine kleine Weil
Arm und elend sein auf Erden
Und denn selber Erde werden.

Dieu tout-aimé, quand vais-je mourir ?
Le temps de ma vie s’en va toujours,
Et la lignée du vieil Adam,
À laquelle j’appartiens aussi,
A reçu de son père en héritage
D’être un tout petit moment
Pauvre et malheureuse sur terre
Pour devenir elle-même terre.






Dans son livre sur les cantates de Bach, Gilles Cantagrel commente ainsi ce chœur initial, dans sa version primitive : « Le mouvement tout entier est constitué d’une merveilleuse sinfonia instrumentale, “orchestrée” avec un raffinement extrême. Sur un mètre berceur ternaire, à 12/8, la basse continue marque les temps – et le temps – en pizzicato, et du début à la fin, les pupitres de cordes jouent en staccato avec sourdine. Par dessus, les deux hautbois d’amour nouent le dialogue de tendres consolations, longues phrases en imitations finissant toujours par se rejoindre, tandis que le piccolo égrène à intervalles réguliers son pépiement de petites notes répétées dans le suraigu. Un émouvant paysage de l’âme se présente aux auditeurs, dans le tintement de la cloche des trépassés et la fuite du temps qui passe, paysage d’émotion, où une douce joie se mêle à la lassitude. Du cœur de cette sinfonia émergent, largement espacées , les huit périodes du choral, dans une harmonisation quasiment homophone, le soprano, quelque peu autonome, faisant entendre la mélodie du choral soutenue par le cor. »

Je ne sais pas si les hautbois d’amour, qui déterminent la couleur dès le début, sont à entendre comme consolation, avant même que les paroles soient entonnées. Je dirais plutôt caresse et mystère, amour en somme. La sérénité qui en est indissociable (guère d’angoisse dans la question initiale, ainsi appareillée) dépend aussi d’une dilatation du temps, renforcée par l’espacement des vers souligné par Gilles Cantagrel. La musique prend son temps, quand le temps s’enfuit. La musique prend son temps, forte de l’ambiguïté de son langage. La pulsation continue de la basse en pizzicato, obstinée mais si aimable au fond, est là pour mimer un mécanisme d’horloge en même temps que la métaphore spirituelle du chemin sur lequel on marche, mais sur cette ligne horizontale, obstinée en effet, se greffent les hautbois amoureux qui ondoient en volutes et même ce piccolo qui pourvoit à la fois aux notes répétées dans l’aigu (autre forme de la scansion) et à des lignes qui semblent s’enrouler sur elles-mêmes. Le temps fuit, le temps marche, mais le temps de la musique est simultanément étendu en tournures cycliques : figures de la répétition dans les deux cas.

Ainsi le déploiement tranquille dans l’espace doit-il porter l’idée de la fin, mais sans que l’image que suggère le dernier vers, martelée par ses sonorités (selber Erde werden), c’est-à-dire la descente dans la terre, se trouve précisément concrétisée par la musique : au contraire, celle-ci semble vouée à ignorer la différence entre le haut et le bas, au profit de cette expansion perpétuelle qui dilue en grande partie la perception d’une structure métrique du discours. L’assise structurale vient d’abord ici du mètre instrumental, de cette mesure 12/8 qui pour moi ne sonne guère comme une berceuse, mais bien comme une danse, rituelle ou inventée, forcément inventée, « on the light fantastic toe », comme dit Milton.

Mais la flûte piccolo et son usage sont eux-mêmes particulièrement ambigus. Le code baroque favorise certes la flûte comme instrument funèbre, comme dans la cantate Actus tragicus, sauf que le piccolo s’impose plus peut-être  pour son mixte de douceur et de piquant, quand il fait tinter, selon une fréquence imprévisible, ces notes répétées qui frappent l’auditeur dans ce contexte musical. Ce tintement suscite-t-il l’analogie avec la cloche des morts ? Gilles Cantagrel cite deux commentaires de ce chœur : Romain Rolland lui associe « le bourdonnement des cloches lointaines et voilées », quand son prédécesseur Philipp Spitta parle superbement d’un « tableau musical où s’entremêlent des sons de cloches et des parfums de fleurs ». Des cloches vraiment ? Ou des clochettes ? Et comment les concilier avec cette sensation de « pépiement » que désigne si justement Cantagrel ?

En tout cas la parenté est manifeste avec le récitatif pour l’alto dans l’Ode funèbre de Bach (1727) composé à la mémoire de Christiane Eberhardine, princesse électrice de Saxe, sur des vers de Gottsched : là se superposeront à l’orchestre effet solennel et sourd de cloches et pulsation rapide des deux flûtes pour illustrer « Der Glocken bebendes Getön ». Pourtant la « peinture » des cloches s’impose-t-elle avec autant d’évidence dans l’appareil plus simple de la cantate BWV 8 ? La théologie musicale de Bach, c’est un fait, est une fontaine d’images, de fantasmes plutôt, qui ne se réduisent pas à la traduction mimétique des images du texte. Et nous entendons la musique avec la mémoire de nos fantasmes autant qu’avec nos oreilles, ce qui rend le discours sur la musique si difficile, si fragile et parfois intéressant.

Pour ma part, j’ai toujours associé cette flûte-là à l’oiseau qu’on entend parfois à la tombée du soir, comme à l’aube, à sa note répétée, pleine et perçante, discontinue. Ce n’est ni l’alouette, ni le merle – connaissez-vous son nom ? Un oiseau familier, bien gentil, un oiseau fugace du soir, un gentil petit oiseau de la mort. Dès le premier jour que j’ai découvert cette cantate, par un parfait hasard (elle était jointe au Magnificat par Karl Richter sous étiquette jaune, acheté en disque noir dans un Géant Casino, eh oui), j’ai pensé confusément à l’oiseau qu’on entendait brièvement dans le jardin le soir ou à l’aube : le même oiseau qui me réveilla un jour au petit matin, quelques minutes avant que le téléphone ne m’annonce la nouvelle funeste. Cette version Richter a sans doute conditionné aussi mon écoute du morceau, et ce que j’en dis, en particulier parce qu’elle adopte pour ce chœur initial un tempo modéré, qui me fait trouver souvent celui de versions plus philologiques assez hâtif. Mais peut-être ne suis-je pas seul à fantasmer ici un chant d’oiseau hétérodoxe : un petit oiseau à la fenêtre, énigmatique, a été choisi par quelqu’un sur Youtube pour orner cette cantate dans l’interprétation dirigée par Philippe Herreweghe. 





1 commentaire:

  1. À propos de petit oiseau énigmatique, on en découvre un, tout petit, perché sur un poteau à droite, près de l'oranger, de l'étonnant "Noli me tangere" de Brueghel le Jeune que conserve le Musée des Beaux-Arts de Nancy.

    http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a0/Noli_me_tangere_c._1630_Jan_Brueghel_the_Younger.jpg

    Pour le détail (malgré la mauvaise définition de la photo) :
    http://pbs.twimg.com/media/B0ZMWvGCUAAvVy5.jpg

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