mardi 5 août 2014

Aimer les dimanches






Samedi, jour de saint Julien, Jacques Merlet est mort. Une nécrologie dans Le Monde dresse de lui un portrait intéressant, qui donne à penser. Depuis la maladie funeste qui le fit disparaître de l’antenne, il avait glissé peu à peu pour moi dans l’oubli, et voilà que sa mort effective fait resurgir soudain (chose commune) de longs souvenirs radiophoniques.

C’était vers 1980 sur France Musique, autant dire à une époque où la parole était donnée à des gens généralement érudits et qui assumaient leur rôle pédagogique de bonne grâce, qui s’exprimaient avec netteté et avec des voix « de radio » — si cette expression a un sens clair : je veux dire avec un timbre et une élocution caractérisés, qui portaient le propos et exprimaient une personnalité intellectuelle et sensible. Tout cela donnait à imaginer, c’est bien la vertu de la radio, mais d’abord à connaître et à comprendre, nonobstant des positions personnelles, argumentées, vives souvent. Le temps n’était pas venu où l’auditeur de France Musique devrait essuyer une annonceuse d’aérogare aux chatteries vaguement intelligibles, des compilateurs de wikipedia (bellâtres ou grisâtres), un bonimenteur de supermarché (rayon crèmerie). Le moins qu’on puisse dire, c’est que Jacques Merlet participait activement à la querelle des « baroqueux », sans abdiquer son franc parler – mais il n’aurait pas dit bonnement comme aujourd’hui que ses invités allaient « se foutre sur la gueule » – ni des goûts individuels. 

Pendant des années, Merlet a présenté et analysé des cantates de Bach le dimanche matin, à neuf heures sauf erreur. La discographie était telle alors (aucune intégrale des cantates n’avait été achevée) qu’il passait parfois une version de Karl Richter. Persifleur, savant, têtu, il pouvait agacer mais la personnalité au micro séduisait. Il prononçait l’allemand avec une désinvolture certaine, préférable à l’histrionisme de ceux qui outrent la prononciation comme un paon qui fait la roue. Des auditeurs écrivaient pour lui reprocher de dire « Johann Sebastian Bachhh » au lieu de la forme française ; à quoi il répliquait qu’on ne disait pas Jean Brahms.

Je n’écoutais pas cette émission religieusement, mais généralement au lit. J’étais encore au lycée dans une province où la vie musicale se résumait à rien, les médiathèques n’existaient pas, alors écouter la radio couché dans une chambre était la première source de découvertes musicales. Sortir du sommeil en entendant la voix de Merlet puis un chœur inaugural de Bach était un sentiment agréable.

Jacques Merlet faisait suite au vénérable Adolphe Sibert (Concert-promenade) qui en compagnie de la très comme il faut Jacqueline Dufranne versait de la musique viennoise pendant deux heures. Il avait quitté Vienne peu avant la Seconde guerre, et il avait dirigé longtemps des opérettes à la radio, dont une Veuve joyeuse en français avec Stich-Randall. C’était parfaitement désuet, parfait aussi pour les brumes du demi-sommeil tôt le dimanche, il était même possible de se rendormir à trois temps, sans mouvement. 




À onze heures, l’affaire devenait grave. Henry Barraud, compositeur mais plus connu peut-être comme homme de radio, autre voix remarquable, proposait Regards sur la musique, émission d’analyse musicale sans bavardage, claire, exacte, chaleureuse pourtant, mais plus austère que les montages raffinés que proposait Dominique Jameux en semaine le matin (je me souviens d’une glose épatante du finale de l’acte II des Noces). Chez Barraud, une œuvre pouvait faire l’objet de deux, peut-être trois, émissions successives dans ce même créneau dominical. C’est là que j’ai écouté pour la première fois Les Saisons de Haydn ou Capriccio de Strauss (version studio de Böhm dans les deux cas). Ma mémoire flanche pour l’œuvre de Berlioz que je l’avais entendu commenter. Mais quand je dis que l’affaire devenait grave, c’est que même si j’étais à l’âge où la messe n’était plus obligée, les impératifs de la vie domestique rendaient difficile l’écoute de la radio à cette heure dans une molle oisiveté. 

Le dimanche après-midi, c’était la rituelle Tribune des critiques de disques d’Armand Panigel, de deux à cinq heures : retour à la chambre donc. Un petit monde, pas forcément de ceux qu’on regrette : écouter de nouveau d’anciennes tribunes, rediffusées il y a une douzaine d’années, n’aidait pas à faire fleurir la nostalgie. Je retiens surtout la petite dramaturgie des entrées successives des interprètes, frappante surtout pour les voix, avec le sentiment presque magique d’entendre ce que cachait tel ou tel disque dont je regardais compulsivement la pochette dans ces grands catalogues illustrés qu’on trouvait gratuitement chez les disquaires. C’est étrange comme on pouvait fantasmer une musique, des voix, un son densemble, à partir d’une image relativement indéterminée.

À cinq heures, le jour déclinait, et la voix qui va avec le moment où on rallume (ou non) la lampe, c’était celle de Claude Maupomé pour ses entretiens : Comment l’entendez-vous ? Un ton résolument défunt, inimaginable aujourd’hui, une politesse de roman ; quelque chose dà la fois mondain, énigmatique et pénétrant ; un timbre de voix poétique entre tous ; surtout le temps devant nous, cette conversation qui s’installe sans stress, et dans laquelle, couché sur le divan, vous pénétrez insensiblement. Le tout ensemble faisait entendre la musique autrement, dans une sorte d’intimité artificielle mais très profonde. L’impression reçue des Scènes de la forêt de Schumann, de lieder de Schubert comme Auf dem Wasser zu singen, du quintette en sol mineur de Mozart, reste pour moi associée à ces circonstances : la voix feutrée de Claude Maupomé, le jour qui fuit, mélancolie et confort.

Et après : la tristesse poisseuse du dimanche soir — jusqu’à une émission tardive, vers onze heures, mais mon souvenir est vraiment flou. Là c’était la voix de Georges Zeisel pour faire écouter des enregistrements anciens, et je crois celle d’une dame dont le nom était Ina Chazot (?), qui lisait la traduction du poème pour un lied ou un autre. C’est là, en allant vers minuit, que j’ai entendu pour la première fois des extraits du Freischütz (Furtwängler oblige) et aussi Irmgard Seefried dans le Ganymed de Schubert. « Les nuages flottent, ils descendent les nuages… »




3 commentaires:

  1. Tu sais qu'à Toulouse (par exemple) on peut récupérer ça:
    http://inatheque.ina.fr/Ina/ws/dlr/dlweb/general/ResultSet?upp=0&rpp=50&w=NATIVE%28%27ITOUSTI+ph+like+%27%27comment++l%27%27%27%27entendez%27%27%27%29&r=1

    Mais doit-on toucher aux souvenirs?...

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  2. Tout cela est bel et bon, mais je vous trouve trop sévère avec Denisa Marshmallova. Certes, il peut lui arriver de confondre Rossini et Respighi, mais ses minauderies n'en sont pas moins rafraîchissantes au sein d'une radio éhontément machiste. Et c'est une vieille dame qui vous le dit !
    Tante Winnie

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  3. Merci Caroline, c'est bon à savoir, même si en effet je craindrais la déception. L'entretien avec Barthes sur Schumann a depuis été transcrit, je crois, pour l'édition de ses Œuvres complètes. On y entendait Yves Nat, il me semble, et Jurinac.

    Tante Winnie, je ne vous savais pas connectée depuis votre tumulus à ombrelle. Pour vous donc : http://www.youtube.com/watch?v=roDeNkSfgWU

    (désolé, Jaroussky n'a enregistré que celle de Hahn, mais Micheline Dax compense)

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