vendredi 22 août 2014

L’armure et la vague





Weber, Oberon (extraits) 
Huon de Bordeaux : Jess Thomas, ténor
Rezia : Ingrid Bjoner, soprano
Fatime : Hetty Plümacher, mezzo
Sherasmin : Herbert Brauner, baryton
La Néréide : Erika Köth, soprano
Orchestre symphonique de Bamberg
Direction : Wilhelm Schüchter
Enregistré en 1962 pour Eurodisc
1 CD Sony-BMG (2008)

1) Ouverture ; 2) Air de Huon : « Von Jugendkampf » ; 3) Ariette de Fatime : « Arabiens einsam’ Kind » ; 4) Quatuor : « Über die blauen Wogen » ; 5) Chant de la Néréide : « O wie wogt es sich schon » ; 6) Scène et air de Rezia : « Ozean, du Ungeheuer ! » ; 7) Prière de Huon : « Vater ! Hör mich flehn zu dir ! » ; 8) Air de Fatime : « Arabien, mein Heimatland » ; 9) Duo Sherasmin-Fatime : « An den Ufern der Garonne » ; 10) Marche.


Avec son ultime Oberon, Weber a écrit un opéra anglais. La fortune de l’œuvre fut cependant en traduction allemande, comme l’indique la discographie, et ce n’est que depuis peu d’années qu’on dispose d’une intégrale conforme à l’original, sous la direction de Gardiner, avec en tête de distribution un Jonas Kaufmann qui prouve qu’on peut faire partie des gens de maintenant mais être cependant légendaire. La conception même de l’œuvre, dans laquelle la musique n’apparaît qu’à des moments strictement limités de la pièce parlée, la rend difficilement viable à la scène. Juxtaposés, les numéros musicaux perdent logique et sens. Les exécutions en concert confient parfois les liaisons à un narrateur, comme c’était le cas lors des concerts de Gardiner à l’origine de la version Philips.

Opéra fâcheusement discontinu, Oberon fait pourtant entendre le plus grand Weber, à un haut degré de charme dans son caractère mêlé. C’était déjà le cas du poème de Christoph Martin Wieland, Oberon (1780), à la source du livret, et qui déjà avait croisé un ancien roman de chevalerie français, Huon de Bordeaux, avec Le Songe d’une nuit d’été. Wieland, qui joua un rôle essentiel dans la genèse de l’opéra allemand en composant le livret de l’Alceste de Schweitzer, créé à Weimar en 1773, est un bon témoin de la richesse littéraire des Lumières allemandes. Mme de Staël a opposé la prose de ses romans philosophiques à ses narrations en vers :

« Le sérieux et la gaieté sont l’un et l’autre trop prononcés dans les romans de Wieland pour être réunis […]. Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante plaisanterie, la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont ; et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit allemand ; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères […]. »

Pour Oberon au contraire, c’est la poésie propre à Wieland qui frappe la grande Germaine : « La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. […] Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui. »



Plus grand est chez Weber le génie de l’alliage. Cette musique profondément allemande dans l’esprit est aussi pénétrée d’italianisme, et séduit par un sens mélodique et par une pulsation également exceptionnels. Avec Huon et Rezia, Weber a créé des personnages débiteurs de Mozart (le quatuor de l’embarquement cite notablement celui de L’Enlèvemet au sérail) ou de la bravoure italienne (l’air héroïque de Huon est hors de portée pour un wagnérien ordinaire), mais également emblématiques de l’esprit du romantisme allemand. La grande scène de Rezia respire un sens hymnique, cosmique, de la nature qui tient au lied en amont et à Wagner en aval, et quant à la prière de Huon, elle exhale au-dessus des violoncelles un pur sentiment de dévotion dont on trouverait en vain un équivalent aussi pénétrant chez les Italiens. Auprès d’elle, du reste, la Prière de Rienzi paraît pour ce qu’elle est : un air déclamatoire dont le lyrisme est perceptiblement sollicité.

Plutôt célébrer la scène des deux Néréides (ordinairement confiées à la même soprane) et sa pure poésie de l’espace, toute cordes et cors lointains, dans un bercement impalpable, radieusement triste – paysage de nostalgie, plus suggestif que n’importe quelle marine peinte. Et que dire de l’Ouverture, formée comme dans Le Freischütz d’éléments de l’opéra ordonnés avec une science et une liberté si personnelles ? Musique d’air et de feu, de féerie, d’ivresse reine, par la couleur, les textures, le mouvement : poésie vitale. « C’est un météore » : la formule est de Choron, citée par Berlioz quand il s’enthousiasme pour ce « fantastique adagio où tout respire le calme et le silence » comme pour « cette péroraison foudroyante », « cet imprévu dans les formes », « cette soudaineté de mouvements », « cette grâce mélodique irrésistible » de l’Ouverture. Berlioz souligne aussi « cette inspiration d’instrumentation, qui fait de l’orchestre de Weber un orchestre à part, s’éloignant presque autant de l’orchestre de Beethoven que de celui de Rossini », et « cette originalité du coloris qu’on a longtemps qualifiée d’absurdité et de barbarie, mais qui aujourd’hui [1835] fait l’admiration de tous les musiciens de l’Europe »… comme elle fera celle de Stravinski.

La mode, en Allemagne comme ailleurs, est à la résurrection discographique, et depuis plusieurs années on voit reparaître en CD, souvent avec la couverture d’origine, des opéras gravés par extraits après la guerre, en un temps où l’enregistrement intégral n’allait pas de soi. EMI avait commencé avec une série d’opéras en allemand enregistrée à Berlin pour Electrola, où l’on rencontre le plus souvent Rudolf Schock, Erika Köth, Gottlob Frick et le chef Wilhelm Schüchter. Polydor a suivi avec ses propres crus, où Verdi est confié à Konya, Malaniuk, Wächter ou Hillebrecht. Sony a suivi en republiant des « sélections » publiées par le label Eurodisc, créé au début des années 60.

Leur producteur était Fritz Ganss, qui avait présidé au même type de disques pour Electrola, et qui s’attira d’anciens collaborateurs de l’époque berlinoise, Schock et Köth au premier chef, et le chef Wilhelm Schüchter que l’on retrouve ici à la tête de l’Orchestre de Bamberg. Deux des chanteurs de ces extraits d’Oberon avaient tenu leur rôle en décembre 1961 sur la scène de l’Opéra de Stuttgart : Jess Thomas et Hetty Plümacher. Peut-être était-ce l’origine du projet. Mais l’intérêt majeur de cette sélection, qui présente les extraits dans un ordre différent de celui de la partition, consiste dans les participations d’Ingrid Bjoner ou d’Erika Köth mais non moins dans la direction de Schüchter.




Car il y a là de quoi battre en brèche l’image convenue d’un chef secondaire qui s’attache à Wilhelm Schüchter, et qui jusqu’à une date récente (en France au moins) collait à Joseph Keilberth. Car non seulement Schüchter fait entendre ce que c’est que de soutenir les chanteurs, mais sa manière va bien à Weber. On ne trouvera pas la splendeur poétique de l’orchestre dirigé par Rafael Kubelik dans l’intégrale Deutsche Grammophon, et pourtant dès l’Ouverture, naturel dans la conduite du discours, franchise, netteté dynamique. L’esprit est assez voisin du Freischütz de Keilberth pour Electrola justement : humble, exact, d’un équilibre théâtral qui produit l’évidence. On aura certes entendu sonorités plus magiques qu’à Bamberg (les bois sont beaux cependant), mais cette bonhomie sans affectation, attentive aux accents rythmiques comme à l’élégance, va bien à la musique de Weber, et le tout reste tenu par un chef qu’on sent de plain-pied avec ce répertoire. Sentiment confirmé dans tout le disque.

En Huon de Bordeaux, Jess Thomas n’est pas sans reproche. Les vocalises héroïques de l’air d’entrée ne sont pas une langue qu’il a apprise : plus de raideur que de souplesse. Toute l’ascendance italianisante du rôle le trouve mal à l’aise, et l’émission de l’aigu sent constamment l’effort. Le chant reste très sérieux mais aussi corseté, d’une sensibilité très relative. On voit bien l’armure, mais le chevalier ? Par comparaison, Siegfried Jerusalem (dans l’air « Von Jugend » qu’il a gravé pour son récital de 1979 chez Eurodisc) est incomparablement plus vivant et intéressant, même si la voix est moins concentrée. Jess Thomas est évidemment plus à son affaire dans la Prière, où l’on entend les qualités de son Lohengrin, mais là encore la liberté expressive reste courte.

Hetty Plümacher, troupière s’il en fut alors, fait bénéficier Fatime de son timbre très coloré et de sa netteté de diction, mais les fioritures restent laborieuses et le ton assez prosaïque. Cela reste honorable, sans guère de fantaisie, avec de la présence, mais aimablement provincial, moins cependant que le Sherasmin incertain de Herbert Brauer, qu’on ne croirait jamais né sur les bords de la Garonne ni sur ceux du Neckar.
     
On regrette de ne pas entendre l’air de Rezia « Traure, mein Herz » car de son vaste monologue devant la mer Ingrid Bjoner offre une interprétation magnifique. Cette grande scène (récitatif et air aux séquences variées) est une des plus redoutables du répertoire de soprano, caractérisée qu’elle est par des traits ordinairement divergents. Il y faut de l’ampleur, une déclamation noble, mais aussi de l’ardeur, de la vulnérabilité aux sensations quand il s’agit d’évoquer le spectacle de la nature, et enfin de la jeunesse, de la souplesse, et un peu de virtuosité (trille, vocalise). Dans la discographie du numéro de L’Avant-Scène Opéra consacré à Oberon, André Tubeuf a merveilleusement parlé de cette esthétique si particulière, exemplaire du premier romantisme allemand, dans laquelle la puissance visionnaire s’accompagne de frémissement et même de légèreté. Nul doute que Bjoner, quelques mois avant sa performance dans l’Impératrice de La Femme sans ombre pour la réouverture du Nationaltheater de Munich (novembre 1963), reste un peu trop placide, trop peu mobile dans la partie rapide, dont elle n’a pas exactement la « soudaineté de mouvements ». Mais cette voix large, majestueuse, reste – et c’est très remarquable – juvénile, ronde, dépourvue de dureté (« O Wonne ! », « Die Rettung, sie naht »), et on sent en elle une réelle sensibilité, avec de la hauteur mais aussi de la délicatesse (« Denn für mich erstehst du nicht »), autant que le souci de nuancer l’expression, et même de s’appliquer au trille (« Die Winde lispeln leis »).

Plus tard, il n’en ira plus de même, et la Rezia complète de Bjoner, conservée dans un concert romain de 1973 (publié par Ponto en complément du Freischütz de Sawallisch la même année), fera entendre une voix alourdie de partout, on dirait presque impotente. Mais dans ces extraits en studio, elle ne fait paraître que plus malencontreuse la Rezia de Birgit Nilsson, coupante, comminatoire, quasiment hors de propos (version Kubelik, DG). Elle me semble aussi plus convaincante que Leonie Rysanek dans l’enregistrement radio de 1953 dirigé par Keilberth (intégrale chez Walhall, extraits dans un coffret Rysanek chez Gala), s’il est vrai que Rysanek, plus imaginative, est aussi moins radieuse, plus gênée par l’écriture de Weber et d’abord par la tessiture de la grande scène.




Et puis… et puis… il y a ErikaKöth, pour quatre minutes de la Néréide. « Même les petites choses peuvent nous ravir ». Moins onirique, moins diaphane qu’Arleen Auger chez Kubelik, plus incarnée et présente, avec une ligne moins étale et une voix qui vibre plus, Köth possède deux atouts maîtres : la clarté de la langue, qui profite aux dégradés du texte musical, et surtout ce sentiment de mélancolie qu’elle savait faire entendre. Enfin une Néréide qui ne soit pas une sirène presque abstraite, mais qui parle, qui évoque, qui ouvre des lointains et fait descendre le crépuscule. Ses dernières mesures (à 3’) sont magiques, non par évanescence, mais par la qualité du modelé et d’une expression admirablement pénétrante.


                     Gesang
(der Meermädchen innerhalb der Scene.)

Erstes Meermädchen.
O ! wie wogt es sich schön auf der Fluth,
Wenn die müde Welle im Schlummer ruht,
Leise verschwand der letzte Sonnenschein,
Und sich die Sterne dort hoch oben reih’n,
Und sich der Nachthauch hebt so sanft und mild,
Düfte entathmend aus fernem Gefild.
O ! wie woget und singt es sich hold,
Trocknend der nassen Locken Gold.

Zweites Meermädchen.
O ! wie schwimmt sich’s so schön auf der Fluth,
Wenn nichts als wir an der Brust ihr ruht,
Der Wächter lehnet im Dämmerungschein
Über dem Thurm, den die Zeit stürzt ein,
Bekreuzet sich, brummt ein fromes Gebet
Und horcht auf das Lüftchen das zauberisch weht.
O ! wie schwimmt sich’s und fingt sich’s so hold,
Trocknend indeß der Locken Gold.

Première Néréide.
Oh, qu’il est bon de voguer sur les flots,
Quand la vague lassée glisse dans le sommeil !
Sans bruit s’est éteinte la dernière lueur du soleil,
Et tout là-haut s’ordonnent les étoiles,
Et le souffle de la nuit se lève si suave,
Exhalant les parfums de champs lointains ! –
Oh, quel délice de voguer, de chanter,
En séchant l’or de nos boucles humides !

Seconde Néréide.
Oh, qu’il est bon de nager sur les eaux,
Quand rien d’autre que nous ne glisse sur leur sein !
Dans la lueur du crépuscule, le garde se penche
Par-dessus la tour que le temps détruit,
Fait un signe de croix, murmure une prière,
Puis écoute la brise et sa caresse magique.
Oh, quel délice de nager, de chanter,
Tout en séchant nos cheveux d’or !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire