mardi 12 août 2014

La petite guêpe rusée




Joseph Haydn, L’Infedeltà delusa
Sceaux, Théâtre des Gémeaux, 16 janvier 2009

Direction musicale : Jérémie Rhorer
Mise en scène : Richard Brunel
Scénographie : Anouk Dell’Aiera
Costumes : Marianne Delayre
Lumières : David Debrinay

Vespina : Claire Debono, soprano
Sandrina : Ina Kringelborn, soprano
Filippo : Huw Rhys Evans, ténor
Nencio : Julian Prégardien, ténor
Nanni : Thomas Tatzl, baryton
Orchestre Le Cercle de l’Harmonie
Au clavecin : François Guerrier

Production du Festival d’Aix-en-Provence 2008


Créé au château d’Esterhaza en juillet à l’occasion d’un séjour de Marie-Thérèse, L’Infedeltà delusa affiche un titre moral qui enveloppe une comédie preste, « burletta per musica », deux actes conduits en trois bonnes demi-heures, sur un livret marqué par les origines toscanes de son auteur, Marco Coltellini (poète aussi pour La Finta semplice de Mozart). Comme il était de tradition dans la comédie italienne, la ruse experte d’une servante met en œuvre déguisements et quiproquos afin de déjouer l’infidélité et faire triompher franchise et droiture, vertus communes et vigoureuses en accord avec l’univers paysan ici dépeint.  

Filippo projette de marier sa fille, l’ingénue Sandrina, à Nencio, paysan voisin mais surtout aisé. Or la jeune fille n’aime que le sympathique et désargenté Nanni, dont la sœur n’est autre que la servante Vespina, déjà liée à Nencio. Au désespoir de Nanni s’ajoute la colère de Vespina : sitôt après la sérénade sentencieuse que Nencio donne devant la maison de Filippo, la sœur et le frère troublent l’entretien des promis, Vespina gifle l’infidèle, et le premier acte se clôt sur un finale orageux. Le second acte est celui du stratagème et de la « bourle », comme on disait au XVIIe siècle. Travestie en octogénaire cabossée qui parle par proverbes, Vespina commence par discréditer le promis en persuadant Filippo que Nencio, marié ailleurs, a abandonné femme et enfants. Elle emprunte ensuite l’identité d’un valet allemand rustaud pour faire croire à Nencio que Filippo a repris sa parole pour marier Sandrina à un gentilhomme… lequel paraît (c’est toujours Vespina déguisée) et révèle ses desseins : se dérober à cette union en changeant les noms sur le contrat de mariage, de sorte que Sandrina se trouvera la femme d’un valet et donc au service du gentilhomme. Nencio accepte de se porter témoin, ravi à l’idée de se venger ainsi de Filippo. Mais tel est pris qui croyait prendre. Dans un dernier déguisement, la « petite guêpe » Vespina usurpe la qualité de notaire, et tout finit dans l’heureuse invraisemblance d’un double mariage : Sandrina est unie à son Nanni et Vespina épouse Nencio.

Si l’acte II offre un véritable festival Vespina, c’est tout l’opéra qui repose sur les épaules d’un personnage à qui Haydn confie des airs variés, dans les caractères du travesti certes (éthylisme bruyant du valet allemand, doléances litaniques de la vieille avec la claudication subtile de « Ho un tumore in un ginocchio ») mais aussi dans des moments méditatifs (l’air « de la salade » au I, l’exquis bilan « Ho tesa la rete » du II). L’orchestre, merveille d’humour, y fait preuve d’un raffinement rare dans la comédie, de même que pour la sérénade de Nencio. Sandrina se voit confier quant à elle un air tumultueux de désarroi, grands écarts et rythmes heurtés, puis un air superbe (avec bois et cors) qui unit l’élégance à l’énergie pour célébrer l’aurea mediocritas en longues phrases raisonnablement virtuoses (« È la pompa un gran imbroglio ») : du grand Haydn. Le personnage, défini par le librettiste comme « ragazza semplice », incarne une féminité sentimentale, ouvertement morale dans sa « simplicité », lors même qu’elle borne ses désirs à l’horizon suivant : « du pain, des oignons, et mon Nanni ». Ce bon sens épicurien et terre-à-terre est bien le caractère d’un opéra de campagne qui s’ouvre justement par un ensemble splendide dans le soir d’été (« Bella sera ed aure grate »), contemplation du couchant sensitive mais animée, où l’abandon à la fraîcheur qui tombe embraye cependant sur la situation comique. Le finale du II est à l’autre extrémité un trésor de mobilité et de concision. 

Venue d’Aix à Sceaux, à proximité de ce qui fut, au temps de la duchesse du Maine, une autre cour marginale et mélomane, la production de L’Infedeltà delusa réglée par Richard Brunel ne méconnaît pas la campagne et ses labeurs, et même en tire l’unification du spectacle par la manipulation des outils (faux, fourche et faucille) et par le jeu avec les bêtes à cornes. Au lieu de laver la salade, Vespina vide un bœuf suspendu pour en recueillir de ravissants abats (en tissu)… et l’acte II multiplie les représentations décoratives de trophées de chasse jusqu’à coiffer de cornes les participants de la mascarade finale. Le choix de styliser la comédie sans effacer son ancrage dans les choses de la terre est ingénieusement réalisé, même si le sens de cette abondance cornue se perd un peu (s’agit-il de souligner une part de violence latente, celle de la chasse ? ou de suggérer une part d’animalité, comme semblent le suggérer les grimaces du tableau final ? ou quoi d’autre ?). Mais je trouve qu’il manque irrémédiablement dans cette scénographie très design, astucieuse avec au centre la maison de Filippo à deux étages, mais froide comme l’acier brossé, et affublée de l’inévitable fond noir, ce climat de campagne et d’été que la poésie de la musique appelle. J’avoue aussi associer irrésistiblement à cette musique les visions bucoliques de certains spectacles de Strehler (Falstaff à la Scala, La Villégiature au Français). Sans doute aussi la cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède, avec ses platanes, pouvait infléchir la perception du spectacle lors de sa création.



Le décor est du reste plaisamment utilisé, avec les compartiments dévolus à Vespina ou Nencio, l’échelle faisant communiquer les deux plans de la maison de Filippo ou ce déluge de billes qui semble vider les greniers à la charnière des deux actes. Le plus précieux réside dans un talent avéré d’habiter des airs parfois longs par une direction d’acteurs inventive mais naturelle (quelques gadgets exceptés), acrobatique parfois (la sérénade). Le numéro de la vieille est très réussi, entre carnaval ancien et rayon « farces et attrapes », mais les scènes entre Sandrina et son père, peu spectaculaires, sont animées autant qu’il est possible, au prix sans doute d’un escamotage du caractère de la « ragazza semplice », devenue pour lors une grande perche agressive plus qu’à son tour. Mais la régie devait aussi composer, vraisemblablement, avec les chanteurs rassemblés.

Si la salle des Gémeaux est faite pour le théâtre et non pour la musique, les voix passent vraiment bien, à la différence de l’orchestre de Jérémie Rhorer, trop profondément enfoncé en fosse peut-être, étant donné son effectif réduit (une quinzaine de musiciens en sus du continuo). Toujours est-il que si les bois étaient veloutés et experts, les cordes sonnaient assez maigre. Soucieux d’animation comme de délicatesse, le chef opte parfois pour une vivacité trop univoque : le « Bella sera » initial ne trouve pas la juste mesure du mouvement et de l’abandon, et le grand air de Sandrina au II semble inutilement pressé (mais peut-être était-ce pour permettre à la soprane de savonner plus à l’aise ?). Par contre, le refrain « dice il proverbio » de la vieille est excessivement étiré, mais la farce peut le justifier. Curieusement, Rhorer semble regarder rarement le plateau ; mais la comédie file avec diligence. Se détachent alors deux moments de pur bonheur : la sérénade, suspendue, où s’exhale de la fosse une étrangeté merveilleuse, soutenant la couleur des glissements harmoniques comme on le rêve ; et l’air « Ho tesa la rete », poésie musicale qui embellit le portrait de Vespina de la plus belle façon.

Du côté des chanteurs, il y a moins à se réjouir, et l’homonymie avec deux chanteurs célèbres ne rattrape pas une très grande inégalité au sein de la distribution. L’interprète de Fillipo est à peu près nul, et je n’ose croire qu’on l’ait programmé à Aix. Ce n’est pas seulement que la voix est inconsistante, sans forme et sans couleur, sans justesse et sans italien non plus, mais il paraît ne disposer que deux quatre ou cinq notes passables. À partir du ré ou du mi au milieu de la portée, l’organe ne répond plus ; or l’aigu est régulièrement sollicité par le rôle. D’où des expédients de fortune : troc en fausset (inaudible ou faux) dès l’air d’entrée, ou carrément altération de la ligne vocale (par exemple « Che impertinenza ! che prepotenza ! » stagne sur une note). Le créateur de Nanni, Christian Specht, est célèbre pour avoir perdu sa voix en pleine carrière : aurait-il fait école en l’occurrence ?

Mauvaise pioche avec les ténors, car Julian Prégardien semble étrangement raccourci dans l’aigu, et la fusée sarcastique de la sérénade passe tout bonnement à la trappe… Au moins dispose-t-il d’un timbre ravissant, délicat mais coloré, et d’une aisance théâtrale indiscutable, malgré un profil comique un peu affadi. L’honneur masculin est ainsi défendu par Thomas Tratzl, voix saine, couleur sombre, chant franc et délié, physionomie et jeu parfaits : impeccable.

Son amoureuse est une blonde filasse et dégingandée, plus dédaigneuse qu’ingénue. Mais si elle est efficace scéniquement, dans les limites déjà évoquées, elle peine à incarner vocalement une Sandrina convenable : la voix reste assez anonyme et même banale, faible dans le medium et dans le bas, sans la pointe de charme qui emporterait la mise, ce que ne peut faire non plus un style raide. La véhémence de son air du I la trouve vite à court, et du suivant (« È la pompa ») elle ne sort ni victorieuse ni rayonnante : « un gran imbroglio », ça au moins, c’est certain.

La Renommée, avec sa petite trompette, avait publié depuis Aix les mérites de Claire Debono. Eh bien, elle mérite en effet tous les lauriers, dominant de haut la soirée, rassemblant dans son interprétation les qualités qu’on peut attendre d’une Vespina, au point de ne pas faire regretter Edith Mathis, extraordinaire dans la version Dorati. Car Debono est cette servante spiritosa, d’une force comique qui ne faiblit pas, et cependant toujours fine, subtile même, terrienne et pourtant ailée. On admire d’emblée comment son rayonnement scénique, d’entrée remarquable, repose sur des qualités vocales et musicales du premier ordre. Voix nette, rythmiquement impeccable, mais aussi ronde sur toute la tessiture, projetée, souple, malléable, avec une grande exactitude stylistique et dynamique. Dans l’ensemble initial, elle offre même le luxe de notes enflées et diminuées, avec l’évidence parfaite du naturel : le geste cultivé de ce chant installe aussitôt la dignité théâtrale de la future maîtresse de la comédie, sa dignité et ce qu’il faut bien appeler aussi sa poésie. Aussi, le relief burlesque de la vieille n’adultère pas une élégance de fond. Dans un italien précis et savoureux (sur ce point aussi, elle surpasse les autres), Claire Debono excelle à rendre les faces diverses de son personnage, la fantaisie gamine du jeu comme la souffrance ou l’inquiétude. Petite guêpe, peut-être, mais grande interprète. Le plus rare, le plus extraordinaire, c’est sa manière de marier à la raillerie, à l’ironie, une humanité généreuse qui fait de Vespina, au-delà de la burletta, une sœur de la serva amorosa de Goldoni. Oui, l’humanité autant que l’ironie : Haydn, en somme.




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