vendredi 15 août 2014

L’Été




Dans la carrière de Joseph Haydn, l’oratorio des Saisons (Die Jahreszeiten), créé à Vienne en avril 1801, entretient avec celui, antérieur, de La Création (Die Schöpfung) certaines analogies, qui mettent en question les rapports du sacré et du profane. Les deux oratorios ont un même librettiste, Gottfried van Swieten, qui avait en projet une trilogie dont l’oratorio ultime aurait été un Jugement dernier ; c’est lui qui avait collaboré avec Mozart pour adapter en allemand des oratorios de Haendel, Le Messie en particulier. Si La Création, construite sur une paraphrase attendue de la Genèse, célèbre la gloire du Créateur en alternant narration des origines et louanges exaltées, la dernière partie, dévolue à Adam et Éve, s’arrête juste au moment où l’histoire allait devenir intéressante, en tout cas dramatique : le couple heureux ne connaît pas encore la tierce pomme. Un oratorio comme La Chute d’Adam (La Caduta di Adamo) de Baldassare Galuppi recadre au contraire le sujet en terre catholique et romaine, pour en faire une méditation édifiante sur le péché et la pénitence, régie par l’Ange de Justice à ma droite (avec son glaive ondulé) et à ma gauche par l’Ange de Miséricorde (sourire de rose et charme de Susanna Rigacci dans l’enregistrement Erato). Mais l’oratorio de Haydn a beau évoquer – nécessairement – la création de l’Homme, l’humanité adamique en est absente de fait, car hors sujet.

Le titre de La Création (sans complément du nom) le dit bien : le sujet, c’est la plénitude du monde créé, ou plutôt le geste créateur, celui de « l’Auteur de la Création », avec lequel l’art du musicien entre en émulation, dès le Chaos initial où s’ordonnent la matière, l’espace, le temps. C’est aussi parce que l’idéologie de La Création procède de la culture catholique (les solistes sont trois anges, la basse occupant une position particulière d’autorité tandis que la soprane et le ténor font plus dans le lyrisme radieux), mais aussi parce que cette idéologie est ouvertement compatible avec un sentiment religieux éclairé et comme indemne d’angoisse métaphysique : profession de foi rassurante en somme, accordée à l’esprit de la monarchie austro-hongroise d’alors, et étrangère au dolorisme comme à l’hédonisme de l’oratorio italien primitif, où le discours musical doit dresser à l’auditeur un miroir de réflexion, comme une peinture baroque appelle le spectateur à entrer en méditation avec le visible et l’invisible.

D’un certain point de vue, La Création échappe aussi au progrès d’une Histoire : des événements s’enchaînent certes, du premier au septième jour, mais le processus de création n’est guère compris autrement que comme la manifestation d’une Présence déjà là, comme la révélation d’une Parole où se confondent la puissance et l’acte. « Und eine neue Welt entspringt auf Gottes Wort » : un monde nouveau surgit aussitôt que Dieu parle, docilement. « Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face », comme dira Agrippine chez Racine, sauf qu’ici c’est véritablement le cas… et qu’il s’agit moins d’une modification que d’une condition. Logiquement, l’oratorio de Haydn se déploie autant comme une galerie de tableaux – où la nature se confond avec la merveille – que comme un récit ; sa logique est itérative puisque chaque corps créé renvoie à la toute-puissance de son créateur, et le discours multiplie lui-même les figures de la répétition, dans le texte (« Und Gott sprach… ») mais aussi dans la ponctuation des célébrations chorales, au risque d’une indifférenciation des moments, mais cette homogénéité participe en profondeur du message idéologique de cette œuvre à mi-chemin entre l’encyclopédie et la litanie.

Placées en regard, Les Saisons peuvent paraître plus pittoresques, plus attachées à faire s’épanouir les ressources descriptives de la musique (bucolisme et météorologie aidant), plus profanes aussi avec des solistes plus caractérisés (Hanne la paysanne et son amoureux Lukas, et la basse Simon, qui profile un paysan bonhomme et néanmoins catégorique). Point d’allégories ni de créatures supraterrestres. Ce qui l’emporte, c’est la présence sensible du monde naturel dans lequel s’inscrit une communauté humaine. L’accent mis dans le livret sur l’activité de l’homme possesseur de la nature (Fleiß, Tätigkeit) indique assez que l’oratorio est ici au service d’une morale laïcisée, sinon embourgeoisée. Et cependant cet oratorio repose sur des ambivalences qui élargissent le champ de ses significations et de sa poésie.




Dans Les Saisons – si on appréhende l’œuvre globalement – la densité du monde extérieur est soigneusement référée à une harmonie préétablie entre l’activité humaine et l’ordre physique dont le Créateur (« der Schöpfer », dans le texte) est le garant. De ce point de vue, la continuité avec La Création est notable. Frappante est ainsi la conclusion monumentale de tout l’oratorio : d’abord, un grand air moralisant de Simon, invitant l’homme aveuglé (« betörter Mensch ») à contempler dans la figure froide et sèche de l’hiver l’image même de la vie humaine – et pour le coup on serait dans la tradition du desengaño proliférant dans la prédication ou la poésie de l’âge baroque (cantates de Bach comprises), si Dieu, l’unique nécessaire, n’était opportunément remplacé par « la vertu, qui ne meurt jamais » : « nur Tugend bleibt »

Sitôt après se dresse un trio avec chœur qui fait basculer le séduisant catalogue des quatre saisons dans la vision eschatologique. De fait, les trompettes d’emblée représentent plus que les organes codifiés de la solennité triomphale. Car c’est la Jérusalem céleste qui surgit dans la gloire (« les portes du Ciel s’ouvrent, la montagne sacrée apparaît ») ou plutôt c’est une espèce de parousie sans terreur, organisée au prix d’une redéfinition de la rhétorique du livret : comme dans un catéchisme le chœur alors pose des questions auxquels répondent dogmatiquement les solistes, eux-mêmes institués (et désindividualisés) en porte-voix de la Vérité, comme l’étaient justement les anges de La Création. « Amen ». Fin. Et confirmation que le principe descriptif des Saisons répond à une visée philosophique et religieuse, dont le livret du baron Van Swieten, inspiré du poème moralisant de l’Anglais Thomson, ne fait pas mystère.

Dès la première partie (Le Printemps, comme de juste), la moralisation chrétienne intervient, mais de façon seconde. Le retour suave du printemps, quasiment érotisé dans le chœur « Komm, holder Lenz », fait place à l’action de grâces du paysan : place au trio avec chœur propitiatoire « Sei uns gnädig, milder Himmel ! » (Bittgesang). À ce stade pourtant, la présence de Dieu est bornée à la mention du Ciel, entre météorologie et apologie, et tout se passe alors comme si un Deo gratias devait se masquer en tableau rustique, où la récolte est espérée « des mains de la Nature » (autre figure de substitution). Mais le plus remarquable réside dans la vaste composition du n° 8 de la partition, noté « Freudelied », et qui dure une dizaine de minutes. La soprane et le ténor, euphoriques et frémissants, commencent par désigner les éléments du paysage (prairies, fleurs, oiseaux, etc.), et pour inviter garçons et filles à en jouir : là resurgit, en pleine terre, la tradition pastorale d’une campagne semblable à un jardin, aménagée pour le plaisir des humains, mais avec un accent particulier sur l’énergie vitale de la nature.

Éveil du printemps, en quelque sorte : les relances litaniques du texte (« Seht… ! », « Alles… »), renforcées par le jeu des rimes ou des homéotéleutes,  rythment et dynamisent cette effervescence avec une énergie particulièrement physique : « Alles lebet, / Alles schwebet, / Alles reget sich » (« Tout vit, tout vole, tout se remue »). Plus on avance, et plus la musique semble portée jusqu’au bord d’une ivresse panthéiste, répandue dans tout le corps sonore des exécutants – mais c’est justement à ce point que le librettiste endigue le débordement en mettant dans la bouche grave de Simon un rappel à l’ordre in extremis : « Ce que vous sentez, ce qui vous excite, c’est le souffle du Créateur » (« Was ihr fühlet, / Was euch reizet, / ist des Schöpfers Hauch »). Après cette reprise en main doctrinale, la séquence se réoriente bonnement en Gloria, avec péroraison, fuguée bien sûr.




Ainsi, ce Printemps met d’emblée au jour la conjugaison profonde, dans ces évocations du monde naturel, entre exaltation sensitive et discours théologique. Ce qui était simultané et réversible dans La Création peut être ici disjoint, et l’est objectivement, de sorte que les résonances métaphysiques des Saisons peuvent se trouver aussi bien assénées que diluées ou estompées, selon le moment considéré. Là réside, il me semble, une instabilité féconde dans le déploiement rhétorique et musical de cet oratorio, et j’y verrais volontiers un équivalent dans le nom des « personnages », à la fois noms populaires, rustiques, et noms évangéliques (Anne, Luc, Simon), et de fait ces trois solistes se font bien souvent célébrants, pour ne pas dire médiateurs, et cela vaut également pour le visage changeant de la soprane et du ténor, intermittents de l’amour pastoral.

Cette indécision a cependant d’autres aspects : par exemple, une vaporisation de la ligne narrative au profit de tableaux contigus et vivifiés par une dramaturgie propre. Car le dynamisme inhérent au cours des Saisons, lancé par l’introduction formidable du Printemps, a pour sœur l’immobilité, la stase où se rejoignent coagulation du tableau, développement de la musique et suspension méditative. Le mouvement du temps est ici plus présent que dans La Création, favorisé par divers facteurs de dramatisation, et pourtant la temporalité des Saisons demeure celle du cycle indéfini, d’un présent inépuisable où advient sans heurt la vision d’éternité finale.

Autre ambivalence : le style musical n’est spécifiquement descriptif ou pittoresque que par moments, ou du moins il ne se borne pas à un régime unifié d’illustration. Bien sûr il n’est pas question de nier que fleurit ici la Tonmalerei, « peinture sonore » dont les racines sont du côté de Vivaldi peut-être mais plus sûrement du côté de l’opéra français avec ses bergeries, ses cors de chasse, ses ruisseaux, ses tempêtes et ses soleils levants (Rameau bien sûr) – L’Été aura son orage, et ses ombrages frais où viennent bruire l’abeille et la source, et L’Automne enchaînera la chasse aux vendanges. Pourtant les effets proprement imitatifs sont souvent bornés aux récitatifs ou aux fresques chorales, et il est permis d’admirer tout autant la finesse des phénomènes de symbolisation ou même d’abstraction à l’œuvre dans le discours musical.

Car comment, par exemple, peindre la canicule de façon reconnaissable ? Le texte proféré (par les solistes au premier chef) est déterminant dans la constitution du sens, et réciproquement sa force de désignation se nourrit à la source musicale. Rien que de très classique, en somme. Mais on sait que Haydn eut à se plaindre des prétentions du librettiste à décider de la conception imitative de la musique. C’est peut-être, au fond, parce que le dessein de Haydn n’est pas simplement de produire des images mimétiques de la nature, mais d’abord d’activer chez l’auditeur des sensations associées à des idées morales. Moral assurément, l’oratorio des Saisons entrelace plus intimement encore l’explication et la sensation.

Dans La Création la logique narrative était évidemment subordonnée à la force impérative, performative, de la parole de Dieu ; mais dans Les Saisons cette énergie ne joue plus verticalement, pour ainsi dire, du ciel vers la terre, mais horizontalement. Car désormais prévaut une logique de représentation, au sens premier du terme, c’est-à-dire non seulement d’une figuration pittoresque formant des tableaux dans l’imagination (c’est le principe de la Tonmalerei), mais plus profondément d’une actualisation hic et nunc, sans truchement divin. Seht, höret, jetzt, nun, etc. : autant d’appels à voir, à écouter, à voir et à écouter maintenant, tout de suite, comme si on y était. Sans doute la musique de Haydn rend d’autant plus présent aux sens et à l’imagination ce qui est évoqué par le texte, mais par sa puissance de stylisation formelle, par son épaisseur esthétique, elle met aussi à distance les objets représentés. Le monde représenté dans Les Saisons s’ouvre dans cette tension entre rapprochement et recul, entre l’évidence picturale et l’énigme propre au langage musical. 




Des quatre saisons de Haydn, c’est peut-être L’Été qui se donne à entendre comme profondeur et diversité particulières, alors même que c’est celle des quatre parties la plus clairement inscrite dans une durée jalonnée et ordonnée : de l’aube jusqu’au soir, en passant par le lever du soleil, le midi terrassant, l’après-midi sous les ombrages, l’orage en fin de journée. Or, malgré ce découpage parfaitement clair, cet Été présente les formes les plus continues et évolutives de tout l’oratorio, d’où un admirable débord du cloisonnement textuel et chronologique : là où le livret juxtapose et isole, souvent la musique embrasse pour étendre. Alors que La Création mettait en relief un lever du soleil comme moment solennel, éclatant mais bref, juxtaposé par contraste au glissement vaporeux de la lune (air n° 22 pour ténor), alors que la trilogie plus ancienne des symphonies n° 6 à 8 (Le Matin, Le Midi, Le Soir) découpe des segments caractéristiques et bien délimités, Haydn réussit dans ses Saisons à étendre le moment clos en sentiment profond de la durée, par un continuum évolutif qui compense les découpures coutumières de la forme musicale. Ainsi s’impose un temps élargi, qui par exemple empêche de dissocier la succession des numéros depuis l’introduction de L’Été jusqu’à la fin du grand trio avec chœur, unifiés thématiquement par la peinture du matin certes, mais entre lesquels la musique organise une fluctuation nécessaire. Du matin au soir, du silence au silence.

Commencée dans une lente sortie de l’inertie nocturne, cette seconde partie s’achève en diminuendo avec la cloche du soir, retour à l’endormissement après que le fracas de l’orage a porté l’œuvre à son comble d’énergie. C’est dire aussi que, plus que dans les autres parties, la musique se développe entre deux pôles extrêmes : l’éclat moteur de la nature (soleil ou orage) et l’engourdissement, la densification et l’évanescence. D’autre part, L’Été est symétrique de L’Hiver, non seulement par la place qu’ils ménagent à l’accablement du corps (par la chaleur ou par le froid) mais par l’inscription de la mort au cœur de l’été, et par une intensité mystérieuse de la musique, absente des autres parties, lesquelles sont plus strictement dépendantes de la célébration vitale de l’activité des hommes.

Si j’aime tant cet Été, c’est également à cause d’une expérience ancienne. Je venais d’acquérir la version enregistrée à Lausanne par Armin Jordan (Erato), que Rémy Stricker avait diffusée un soir d’hiver à la radio à l’occasion de sa parution (c’était vers 1982). Un matin de juillet, au réveil, j’avais mis sur la platine le début de L’Été, l’introduction orchestrale que suit le récitatif chanté par Éric Tappy, et alors seulement j’ouvris la fenêtre et levai les stores, pour me trouver, dans l’air vif, devant une mer de brouillard montée de la vallée, mais où le soleil déjà se réverbérait, éblouissant. C’était une splendeur presque intimidante malgré cette lumière voilée, mais qu’on inhalait dans l’air du matin. Pendant ce temps, sur la platine, le coq avait chanté, le cor du matin avait résonné, et la voix d’Edda Moser, comme émergeant des tréfonds du temps, faisait se lever lentement un soleil : « Sie steigt herauf… die Sonne… sie steigt… sie naht… sie kommt… sie strahlt… sie scheint ». Bientôt (« Heil ! o Sonne, heil !… Dir jauchzet die Natur ») la cérémonie solaire, presque païenne, la faisait vocaliser dans une exaltation quasiment érotique, pour mieux marier ensuite, dans l’air de soprano, sérénité et sensualité à l’ombre des arbres. Pourtant rien ne m’a frappé alors comme cette émergence progressive du soleil levant, répondant à celle de l’aube dans les voiles de la nuit, qu’inaugure la voix du ténor.




Aujourd’hui, faute de pouvoir écouter encore la version Jordan (mais peut-être ne serait-elle pas à la hauteur du souvenir), et assez déçu aussi bien par les disques de Kubelik (live de 1972, Orfeo) que par ceux tout récents d’Harnoncourt (qui pousse loin l’art de la vitrification), j’écoute l’enregistrement incomparable de Fricsay, non pas le premier pour DG (avec Elfriede Trötschel, Walther Ludwig et déjà Josef Greidl) mais le second (même orchestre et même chœur), qui est en réalité la prise sur le vif d’un concert à la Jesus-Christus-Kirche de Berlin le 11 novembre 1961, quelques mois avant son dernier concert (la maladie devait l’emporter en février 1963). De diffusion assez limitée au temps du disque noir, cette version a été rééditée en 2003 dans le coffret Ferenc Fricsay : a life in music (DG, coll. « Original Masters », suppr.) mais elle se retrouvera dans la réédition en cours de l’intégralité des enregistrements DG du chef hongrois. Celui-ci respire avec cette musique comme bien peu le font, les phrasés de l’orchestre sont d’une plasticité qui fascine, invention coulant sans bruit, sans l’ombre d’une affectation. La liberté agogique est souveraine : la danse paysanne de L’Automne est un chef-d’œuvre en soi, mais la résorption de l’orage est inouïe. La science sensible des transitions, cette intelligence aiguë des gradations dans la continuité captivent, avec un pouvoir de suggestion poétique – au bord de l’onirisme – qui ne diminue ni la tenue du discours ni la légèreté de la texture orchestrale.

Le chœur cependant (celui de la cathédrale Ste Hedwige de Berlin) n’assure pas toujours cohésion ou justesse, mais il dégage une vibration vitale, indemne de l’enthousiasme un peu pataud des amateurs de la version Dorati, et il ne trahit pas le caractère charnel de cette musique. Comme dans l’admirable version de la Passion selon saint Jean dirigée par Karl Forster (avec Grümmer et Wunderlich), voilà une collectivité qui chante avec tout le corps et l’intensité même de l’existence – et quel geste énigmatique dans le dernier accord du chœur initial du Printemps, audacieusement prolongé et diminué avec un effet de lointain qui compte parmi les nombreux coups de génie de Fricsay, attentif aux équivoques de cette musique tellement souple. Josef Greindl, plus paysan bourru que de raison, raboteux souvent, discordant aussi, impose néanmoins immédiateté et netteté de la langue, qualité partagée par une Maria Stader en état de grâce, audiblement portée par la tension du concert, mobile comme rarement (et audiblement joyeuse, ou grave, ou souriante), à la fois radieuse et mordante, stupéfiante dans la déclamation (là où Janowitz se coule dans son propre miel), et d’une ironie dans la ballade de l’Hiver dont on ne la croirait pas forcément capable. Mais le maître de L’Été, sans conteste, c’est Ernst Haefliger.  
    

DER SOMMER

n° 9 : Einleitung und Rezitativ
Die Einleitung stellt die Morgendämmerung dar.
L’Introduction représente l’aube.

LUKAS
In grauen Schleier rückt heran
das sanfte Morgenlicht,
mit lahmen Schritten weicht vor ihm
die träge Nacht zurück.
Zur düst’ren Höhlen flieht
der Leichenvögel blinde Schar ;
ihr dumpfer Klageton
beklemmt das bange Herz nicht mehr.

Dans ses voiles gris s’approche
la douce lumière du matin,
devant elle recule à pas traînants
la nuit languissante.
Vers ses sombres grottes s’enfuit
le peuple aveugle des oiseaux des morts ;
leur cri sourd et plaintif
n’oppresse plus le cœur anxieux.

SIMON
Des Tages Herold meldet sich,
mit scharfem Laute rufet er
zu neuer Tätigkeit
den ausgeruhten Landmann auf.

Le héraut du jour s’annonce,
sa clameur perçante appelle
à une activité nouvelle
le paysan au sortir du repos.


L’introduction de L’Été installe une poésie de la nuit mourante. L’orchestre de la RIAS-Berlin dirigé par Fricsay est tout mystère, suspension, ambiguïté, sans que le tempo s’enlise. La manière d’insinuer les bois dans les lignes des cordes rapproche ces mesures des musiques maçonniques de Mozart (Fricsay a au moins gravé l’Ode funèbre). Comparer ce début avec la version qu’en donne un autre chef hongrois et féru de Bartok, Antal Dorati, est révélateur ; car Dorati semble préférer des angles très découpés, avec des accents soulignés, sans recherche du clair-obscur dans lequel Fricsay déploie son orchestre comme un voile.




Avec l’entrée de Haefliger, la voix du ténor épouse une aura de mystère qui procède de ce climat initial. Voix mystérieuse, mais ultra-précise (intonation, dessin, rythme, mots). On retrouve une des qualités inestimables de cet artiste, avec des voyelles singulièrement rayonnantes (l’acoustique d’église favorise ce rayonnement) mais d’une lumière qui semble venir du dedans, sans que soit perdu le moelleux songeur du timbre. « Veillé-je ou si je dors ? » Haefliger ose aussi dans la profération du récitatif des effets expressifs, certes familiers aujourd’hui du style « baroqueux », mais qui ont dû peut-être sembler bien baroques dans le Berlin d’après-guerre : sur « träge Nacht », « Klageton », le ténor allonge la voyelle en éliminant le vibrato, et on n’est plus loin d’un procédé (presque un tic) fréquent par exemple chez Christoph Prégardien.

Mais le véritable événement de ce récitatif, c’est la façon dont soliste et chef s’installent dans l’épaisseur du moment malgré la brièveté objective de ces mesures, et par la vertu de la ligne et des durées. On est d’emblée au cœur d’un temps poétique, de cet admirable tremblement du temps de l’aube — aube, ou temps qui n’a plus de nom, promesse grise du matin mais présence attardée des oiseaux de la mort, puisque le style orné du poème de Van Swieten désigne les oiseaux de nuit par le mot Leichenvögel, littéralement « oiseaux des cadavres ». L’interprète Haefliger va justement très au-delà de la simple description, pour autant que sa maîtrise vocale sert audiblement une intelligence sensible et spirituelle du texte. Or, dans le texte du livret, l’aube reste exempte de valeurs allégoriques : elle n’est ni la métaphore de la présence divine comme dans Theodora de Haendel (air d’Irene « As with the rosy steps the morn ») ni l’image de la raison dissipant les ténèbres de l’imagination comme dans le duo à la fin de L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel. Mais le chant de Haefliger infuse subrepticement dans le tableau cette qualité contemplative et sourdement inquiète, ce sfumato si particulier que lui permettent son timbre, sa plasticité.

La suite (l’éveil du matin concrétisé par « le héraut du jour », qui prend le relais des oiseaux de nuit) est prise à un tempo très allant par Fricsay, qui allie fluidité et changement de caractère. Il faut dire que le contraste est vif entre le demi-rêve de Haefliger et la vibration rustique de Greindl, qui cède bientôt aux quelques mots de la soprane, une Maria Stader littéralement urgente, lumière et feu déjà, effaçant le sourire franc de la paysanne par le ton de la célébrante.

Après le chœur de célébration, retour à la voix du ténor pour un récitatif et cavatine voués à représenter la terre sous le soleil de midi, c’est-à-dire un accablement physique propice à l’introduction de la menace dans un tableau de plénitude. Ce n’est pas le serpent dans la bergerie, mais au moins, en plein soleil, le fantôme d’une vie écrasée.




N° 12 : Rezitativ
LUKAS
Die Mittagssonne brennet jetzt in voller Glut
und gießt durch die entwölkte Luft
ihr mächtiges Feu’r in Strömen hinab.
Ob den gesengten Flächen schwebt
in nieder’m Qualm ein blendend Meer
von Licht und Widerschein.

Le soleil de midi brûle maintenant de sa pleine ardeur
et déverse à travers le ciel sans nuages
les flots d’un feu puissant.
Sur les étendues consumées flotte,
fumeuse, une mer aveuglante
de lumière et de reflets.

N° 13 : Kavatine
LUKAS
Dem Druck erliegt die Natur.
Welke Blumen, dürre Wiesen,
trockne Quellen, alles zeigt der Hitze Wut,
und kraftlos schmachten Mensch und Tier
am Boden hingestreckt.

À ce poids la nature succombe.
Fleurs fanées, prairies desséchées,
sources taries, tout signale la fureur des chaleurs,
et privés de force, bêtes et hommes languissent,
étendus sur le sol.

Cet air, ce récitatif concentrent à mon sens la poésie la plus secrète du Haydn des oratorios. La torpeur de la campagne accablée par la chaleur s’accompagne dans le livret des images du feu (c’est attendu) et d’une extinction des forces vitales qui rend à la suprématie du soleil sa puissance de mort. Ce soleil-là n’est pas une allégorie avenante de la divinité. La musique approfondit ces impressions en hésitant continûment entre le sentiment oppressant de tension et la suspension jouissive. L’accablement (le poids, premier mot de l’air) s’exprime par la légèreté et la raréfaction de la matière musicale. Les vers de Van Swieten poétisent d’abord l’évocation de la chaleur, assimilée à une vapeur épaisse aussi bien qu’à une mer : l’air brûlant où se consume la terre se densifie lui-même en paysage prodigieux, qui fait écho à l’aube vaporeuse du début. Mais ce que chante le ténor dans la cavatine, de façon si suave, si enveloppante, c’est une disparition virtuelle. Le soleil vient d’être chanté comme source de vie, le voici qui installe le monde, les êtres, aux portes de la mort.

Le récitatif de Haefliger saisit sans bruit, d’entrée, par sa gravité : concentration du chant, noblesse d’un verbe exact. Sur les mots « in Strömen hinab », la voix paraît vaciller, pâlir, comme sous l’effet d’un effroi silencieux. Si le librettiste n’a pas songé ici aux plaies de l’Égypte, le ténor d’oratorio qu’était Haefliger semble en respirer, fugacement, le souvenir. Alors l’orchestre entame l’ondoiement des cordes, lent jusqu’à l’immobilité, destiné à évoquer l’empire des chaleurs, et tellement plus évocateur que les flux spectaculaires de La Création ; mais c’est surtout le glissement voluptueux dans l’étrangeté qui s’impose à l’esprit, à la fois immergé dans cette mer qui n’a pas de nom et contemplant l’étendue du pays imaginaire. Extension encore, à quoi participe la fusion de la parole récitative et de la phrase lyrique.  

L’introduction de la cavatine prouverait à elle seule le génie musical de Fricsay, qui crée le temps arrêté du recueillement, assouplissant la phrase, élargissant là encore le sentiment de la durée sans sacrifier la pulsation, ou plutôt la respiration de la musique, pour ce partage de midi avec le soliste. Chez Fricsay demeure le soin d’une phrase détaillée et pourtant vaporeuse, avec un rythme et des syncopes nets mais non anguleux : c’est une douceur ambiguë qui domine, un mystère de la pleine lumière, avec des allongements imperceptibles. Profondément sensitif, le style de Fricsay atteint une évidence très subtile en trouvant à la fois la vapeur et le poids.

Il y aurait d’ailleurs à dire sur la présence d’une « cavatine », qui n’est pas (ou plus) strictement cet arioso « creusé » dans le flux du récitatif, mais un air réputé bref, indemne en tout cas d’une forme da capo comme de la structure binaire (tempo modéré ou lent, puis conclusion sur un tempo vif) à laquelle se pliera l’air de Hanne juste après. La forme en un sens évasive de la cavatine était la plus à même de servir l’esprit de ce qui se chante et se dit, en l’occurrence ; sa temporalité convient à cette fiction d’un épuisement.

Haefliger, lui, produit un lyrisme qui tient simultanément de l’étendue (la longueur de souffle y aide) et de la rétention : l’interprète est présent dans ce qu’il dit mais semble s’effacer dans l’ardeur de la saison. Ses graves feutrés jouent l’effet de langueur au sens strict, de façon presque malsaine : c’est lui, le ténor enveloppant, le héraut de cette mort en puissance. C’est par lui que les mots les plus simples sont chargés d’un pouvoir de suggestion, d’un surcroît de sens énigmatique (kraftlos, Mensch und Tier) : comme si, ancré dans l’espace du présent, il pressentait aussi l’envers de ces choses. La cavatine finit, ou plutôt s’épuise dans une tenue, mimétique d’un accablement qu’elle résume : « am Boden hingestreckt ». Ce que réalise Haefliger à ce moment est à la fois une preuve de tenue vocale (son enflé et diminué sans effort, coloris crépusculaire, extinction longue d’un son qui semble refuser de mourir) et un événement spirituel. Au-delà de ce règne de la langueur s’entend une aspiration à quelque chose qui n’est pas dit, dans l’éternité blanche de l’été. La façon dont Fricsay et son chœur, en fin de partie, évoqueront le soir qui tombe ne sera pas moins poignante.



© Knut Talpa 2014. Tous droits réservés.
Crédit photographique (en tête) : Studio Occhiolino.

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