dimanche 9 août 2015

À une passante





Le début des années 1960 constitue un point de non-retour pour Irmgard Seefried, au bout de vingt ans de carrière à l’Opéra de Vienne, où elle avait débuté, à 23 ans, en Eva des Meistersinger le 6 mai 1943, face aux vedettes Paul Schöffler et Max Lorenz. L’année 1944, merveilleusement documentée par tout un disque du coffret d’hommage récemment publié par Orfeo, la fait entendre à un précoce apogée où la fragilité, le feu, l’inquiétude et la splendeur se confondent à un degré inouï d’immédiateté expressive : Agathe du Freischütz, Eva bien sûr, Pamina, Suor Angelica onirique et possédée. De la même époque (quelques semaines avant le bombardement de l’Opernhaus am Ring en mars 1945) et d’une intensité visionnaire presqu’effarante, un Requiem de Verdi sous la direction de Böhm, avec Elisabeth Höngen, Anton Dermota et Herbert Alsen : on peut en écouter de larges extraits en complément de la Daphné de Strauss par Böhm et Reining qu’a publiée Myto en 2011.

Après 1960, la fatigue vocale, les défaillances d’un organe durci et rebelle sont installées. Peu importent les raisons, diverses sans doute. L’épuisement progressif d’une voix non pas héroïque mais qui se consumait héroïquement sur scène paraît évident ; on a parlé d’un changement de technique vocale avec un nouveau professeur ; Sena Jurinac a considéré elle-même dans un entretien que Seefried, après ses deux grossesses, avait repris ses activités de cantatrice trop tôt, sans s’économiser – elle eut une première fille en 1950, la cadette naquit en 1957, Maria Monika, aujourd’hui connue comme actrice (Mona Seefried).

De fait, les rôles mozartiens qui ont fait la gloire d’Irmgard Seefried sont abandonnés à partir de 1960. Dernière Pamina à Vienne le 28 mai 1960, puis dernière à Salzbourg la même année avec Waldemar Kmentt, pour une seule représentation en marge des Noces de Figaro où Seefried chantait aussi, avec Lisa Della Casa et Dietrich Fischer-Dieskau, ses dernières Susanna au festival. Entre janvier et juin 1963 à Vienne, adieu à Susanna puis à Fiordiligi. Si on peut raisonnablement douter que Seefried possédât jamais pour celle-ci l’aisance technique de Sena Jurinac, d’Elisabeth Schwarzkopf, sa personnalité a incontestablement marqué le rôle, de son premier Così à Salzbourg en 1947 (Krips dirigeait, le trio masculin Dermota-Kunz-Schöffler était déjà à l’œuvre, mais Jurinac chantait Dorabella et Güden Despina : on rêve…) jusqu’au douloureux enregistrement gravé en studio par Eugen Jochum en décembre 1962.



Irmgard Seefried dans Le Château de Barbe-Bleue (1966)



Quels rôles désormais ? Le Compositeur d’Ariadne (jusqu’en 1969) et Oktavian (jusqu’en 1970), non pas moins exposés vocalement mais exposés différemment, et dans une configuration où l’ascendant théâtral importe davantage. Marenka dans La Fiancée vendue est conservée jusqu’au seuil des années 70 (le live de 1960 qu’a publié Orfeo est encore très flatteur). La conversion à des rôles plus dramatiques, et sollicitant moins la souplesse ou l’aigu, ne s’est pas vraiment faite alors, malgré l’étonnante Judith – terreur et mystère – du Château de Barbe-Bleue que révèle un concert dirigé par Rafael Kubelik (Lucerne, 15 août 1962, publié par Audite en 2014) et qu’elle chantera sur scène au Volksoper de Vienne en 1966, l’année même où elle aborde Marie de Wozzeck avec Carlos Kleiber (Stuttgart puis Edimbourg). Mais, de toute façon, pouvait-on à l’époque prolonger une carrière avec Judith et Marie ? 

Aborder des rôles dits de composition signifiait à peu près le deuil de la voix. Au Volksoper en 1972, on vit Irmgard Seefried en Marquise de Bierkenfeld, flanquant la Duchesse de Crackentorp confiée à Ljuba Welitsch – deux voix vestiges, pour ainsi dire défuntes, dans une production de La Fille du Régiment en allemand dont les jeunes vedettes étaient Adolf Dallapozza et surtout Reri Grist. En octobre de la même année, c’est dans une comédie musicale d’Udo Jürgens d’après George Bernard Shaw, Helden Helden, que Seefried remonta sur scène, au Theater an der Wien, dans une distribution où se trouvaient aussi le grand acteur Michael Heltau et la jeune Julia Migenes. Un disque fut enregistré dans la foulée.

La dernière représentation de Seefried à Vienne fut une Katia Kabanova de 1975, où pour la première et la dernière fois, faufilée entre Astrid Varnay et Grace Hoffmann, elle incarna Kabanicha. Un accident, en somme – dans un rôle où on l’imagine d’ailleurs peu, contrairement à la Sacristine, qu’elle n’a jamais abordée à la différence de Jurinac, mais il est vrai que le rôle est bien plus exigeant vocalement.

Que resta-t-il alors au milieu des années 1960 ? La Comtesse des Noces, chantée six fois, à Vienne seulement, de 1963 à 1966 – et dont on ne sait rien, à juste titre peut-être –, Poppée pour deux soirs de 1965 dans la série où triomphait Jurinac. En 1964, Seefried abandonnait deux rôles synonymes de la jeunesse, Eva et cette Blanche de La Force dont elle avait été la créatrice en Autriche. Mais c'est aussi en 1964, l’année de ses 45 ans, l’année de son ultime récital à Salzbourg (un programme tout Schumann, couronné par l’ironie funèbre de Mit Myrten und Rosen), qu’une Dame vint à passer, une Dame dont on ne sait rien non plus, mais qui fut peut-être le dernier grand rôle d’Irmgard Seefried : la Dame qui occupe la fin de l’acte I du Cardillac de Hindemith dans sa version primitive, celle désavouée en vain par le compositeur après la guerre et que créa Fritz Busch à Dresde le 9 novembre 1926, avant que le succès de l’œuvre ne se concrétise quand Otto Klemperer la dirigea à Wiesbaden puis Berlin en 1928.




L’Opéra de Vienne avait donné Cardillac peu après sa création lors de la saison 1926-1927. La reprise de 1964, dans une nouvelle production due à Paul Hager, se borna à six représentations, échelonnées du 31 janvier au 2 juin. Il faudra attendre 1994 pour y revoir l’œuvre à l’affiche. Otto Wiener dans le rôle-titre y avait pour fille Wilma Lipp, fameux soprano aigu (Kammersängerin dès 1951, à 26 ans, un record) reconverti dans des emplois plus lyriques (elle venait de chanter à Vienne Marguerite de Faust en français sous la direction de Georges Prêtre) et d’un physique longtemps avantageux.  À Seefried revenait le rôle strictement épisodique de la Dame éprise d’un Cavalier, ce dernier interprété par Gerhard Stolze, lui déjà bien connu pour ses compositions saillantes dans Wagner (Loge, Mime) et Strauss (Hérode, Égisthe, Valzacchi), et qui allait être le partenaire de Seefried dans Wozzeck.





La Dame et le Cavalier sont des rôles, guère des personnages, peut-être le terme de figures serait-il ici le plus adéquat. De même que Hindemith tourne le dos au post-wagnérisme en revenant aux formes plus abstraites de la musique baroque (les années 20 sont celles de la résurrection de Haendel en Allemagne), et pliant la structure des actes à une juxtaposition de numéros, de même la distribution aligne des figures sans nom propre excepté le protagoniste (la Fille, l’Officier, le Cavalier, la Dame). Il ne s’agit pas de personnages dotés d’une caractérisation psychologique mais en somme de pièces dans un jeu d’échecs sui generis, suivant une conception simplifiée et anguleuse du drame, très éloigné de la richesse de la nouvelle d’E.T.A. Hoffmann qui en est la source, Mademoiselle de Scudéry (1819). Karl Dietrich Gräwe écrit à ce sujet dans la notice de l’intégrale de Cardillac enregistrée par Joseph Keilberth à Cologne en 1968 (DG) :

Le livret de Lion et Hindemith efface radicalement le prisme des multiples perspectives et dimensions de son modèle, au profit de tableaux s’imposant au premier plan. Quelques rares motifs fondamentaux de la nouvelle, dépouillés de toutes leurs nuances, sont placés sous les feux de la rampe comme par un effet de zoom et ordonnés en une suite de configurations délibérément restreintes. Les allusions et les secrets latents sont évacués, on impose au spectateur la présence du premier plan. La description des personnages de la nouvelle se mue en schémas que l’on dirait taillés à coups de ciseaux ; les personnages perdent même leur nom.

L’opéra (en trois actes) commence par une scène de tumulte urbain, dans le Paris du règne Louis XIV. Une série d’assassinats jette le trouble dans la population, et le chef de la Prévôté annonce la constitution d’une chambre ardente afin d’élucider ces meurtres et d’y mettre un terme. Paraît l’orfèvre Cardillac, considéré par tous comme une gloire nationale. Ce premier tableau se poursuit par la conversation d’une Dame de haut rang et d’un Cavalier qui sollicite ses faveurs (n° 3 : Szene zu zwei). Comme elle s’étonne du respect qui entoure Cardillac, il lui vante un art hors pair dans la fabrication de parures, excitant d’autant plus la curiosité de son interlocutrice qu’il lui révèle que toutes les victimes du serial killer avaient achetés des bijoux sortis de l’atelier de l’orfèvre. L’oisiveté étant la mère des jeux retors, la Dame fait espérer au Cavalier une nuit de délices s’il apporte avec lui « la plus belle pièce jamais créée par Cardillac » : « Ce soir à minuit / Ma porte vous sera ouverte. / Et l’arc de la bouche / Et le trait du regard / Seront votre possession ». Resté seul (n° 4 : Arie), le Cavalier se promet d’autant plus de plaisir qu’il court un danger de mort. « Les meurtriers sont-ils déjà en route ? » La balance du monde lui présente à la fois « la nuit de l’amour » et « la nuit de la mort ». Suit le deuxième et dernier tableau de l’acte I, dans la chambre de la Dame, la nuit venue.


Zweites Bild

Der Vorhang geht auf. Schlafzimmer der Dame.
Links vorn das Bett ; davor ein Tisch, auf dem Rosen und brennende Lichter. Rechts vorn die Tür ; hinten rechts ein geöffnetes Fenster, durch das man in den nächtlichen Park sieht. Die Dame liegt im Bett ; sie liest.

Nr. 5. Lied

Die Dame.
Die Zeit vergeht, Rose zerfiel.
Der Nachtwind weht um meine Lippen kühl.
 (Sie lauscht.)
Ist er schon hier ?
Sofort verlaß die Oberwelt ich, die ich haß.
Will unter ihm, von ihm allein
unendlich tief begraben sein.
Küß ich die Luft ?
Still’ ich die Glut ?
Geöffnet lieg ich bis aufs Blut.
Und sterbe hin durchbohrt, verzehrt,
begehrend, daß er mich begehrt.
Doch alles steht stumm in der Welt.
Nur Nachtwind weht durch meine Lippen kühl.


(Sie gibt die Hoffnung, daß er komme, auf, legt sich ermattet zurück und schläft ein. Nur noch Stille und Süße der Nacht, die im Zimmer herrscht.)

Nr. 6. Duett für zwei Flöten (Pantomime)

Leise geht die Tür auf : der Kavalier kommt. Er sieht die Dame schlafend, schließt vorsichtig die Tür, wobei sie erwacht : Entzücken der beiden. Er will reden, sie, den Finger am Mund, gebietet Schweigen. Er nähert sich rasch. Nun spielt sie die Abwehrende. Sie schaut ihn erstaunt an, als ob sie frage : „Ihr kommt zu dieser Nachtzeit ? Weiche Kühnheit… !”. Er scheint sich zu entschuldigen : „Habt Ihr nicht selbst gewünscht...?”
Er zieht unter seinem Robe den Schmuck von Cardillac hervor, präsentiert ihn ihr mit einer Verbeugung ; sie nimmt das Geschenk. Er steht neben ihr am Bett ; beide bewundern den Schmuck.
Er nimmt ihn wieder an sich, zeigt ihn ihr, ihn in die  Höhe hebend, aus der Entfernung, so daß jetzt das Publikum ihn auch sieht. Es ist ein Gürtel, bestehend aus kreisförmigen goldenen Schildern mit Reliefs, verbunden durch eine Spange. Beide verweilen, gepackt durch die künstlerische Schönheit.
Leicht tänzelnd geht der Kavalier nach der Ecke rechts, wo eine antike Statue steht, hält den Schmuck daneben, gleichsam die ebenbürtige Schönheit beider vergleichend. Die Dame streckt begehrend die Hände  aus, als ob sie des Gürtels nicht länger entbehren  könnte.
Der Kavalier kehrt langsam zum Bett zurück. In  einer raschen Bewegung wirft sie die Bettdecke ab. Er schaut erstaunt, fast erschrocken. Sie nimmt den Gürtel und legt ihn sich an. Aber schon verweilen beide Auge in Auge, sie vergessen den Schmuck, denken nur noch an sich.
In einer traumhaften gleichgültigen Bewegung, ohne  den Blick vom Geliebten zu lassen, will sie nun den  Gürtel auf den Tisch neben dem Bett legen. Er will  ihr helfen, nimmt den Gürtel, hält aber mitten in der Bewegung inne, bezaubert durch ihre Schönheit, und behält so das Schmuckstück in der Hand. Er nähert sein Gesicht dem ihrigen zum Küsse. Sie scheint aber  das große Glück nicht übereilen zu wollen, verweilt lächelnd. Er sinkt vor ihr in die Knie, legt den Kopf  in ihren Schoß. Sie spielt mit seinem Haar, die Augen  geschlossen.
Während der letzten Bewegungen ist hinten in der Fensteröffnung eine schwarze, maskierte Gestalt auf-getaucht, steht groß im Fenster, überblickt das Zimmer. Dann, während beide in Liebes-vergessenheit versunken sind, ist jener mit einem Satz ins Zimmer hineingesprungen, lautlos auf dem weichen Teppich. Er bleibt starr hinten stehen. Der Kavalier indessen  hat den Kopf gehoben, öffnet langsam die Augenlieder der Geliebten. Der Fremde, wie ein Raubtier schleichend, ist im Bogen nach vorne rechts gekommen ; er lauert.
Die Dame hebt langsam den Oberkörper in ermattetem Glück. Plötzlich sieht sie den Fremden. Träumt sie ? Wacht sie ? Bewegung eines taumelnden irrsinnigen Entsetzens, sie ist stumm vor Schrecken. Der Kavalier faßt ihre Bewegung als eine letzte Angst vor der Liebe auf und umarmt sie. Sie ihrerseits umschlingt ihn ganz, um ihn mit den Armen zu beschützen. Der Fremde ist dicht an das Bett gekommen, mit der einen Hand ergreift er den  Gürtel, mit der anderen zückt er einen Dolch in die Höhe und stößt ihn in das Genick des Kavaliers.
Die Dame schreit voller Entsetzen laut auf. Der Kavalier – tot – gleitet vom Bett herab. Die Dame sinkt ohnmächtig in die Kissen. Raubvogel-hafte Flucht des Mörders – Mantel gespreizt wie Flügel – durch das Fenster in den Garten.



Second tableau

Lever de rideau. Chambre à coucher de la Dame.
Avant-scène gauche, le lit ;  devant, une table avec des roses et un candélabre allumé. Avant-scène droite, la porte ; derrière, une fenêtre ouverte d’où on voit le parc dans la nuit. La Dame est sur son lit, lisant.

N° 5. Lied

La Dame.
Le temps s’enfuit, la rose se défait.
Le vent de la nuit rafraîchit mes lèvres.
(Elle écoute.)
Est-il déjà là ?
J’ai vite quitté ce grand monde que je hais.
C’est sous lui, par lui seulement,
que je veux être ensevelie profondément.
Baiser cette brise ?
Calmer cette ardeur ?
Me voici ouverte jusqu’au sang.
Et je meurs transpercée, déchirée,
désirant qu’il me désire.
Mais tout se tait dans le monde.
Je sens seulement le vent de la nuit entre mes lèvres, sa fraîcheur.

(Elle renonce à l’espoir de sa venue, se recouche avec lassitude et s’endort. Le calme et la douceur de la nuit occupent seuls la chambre.)


N° 6. Duo pour flûtes (Pantomime)

La porte s’ouvre sans bruit : entre le Cavalier. Il aperçoit la dame endormie, referme avec précaution la porte, mais elle se réveille : ravissement mutuel. Il veut parler, elle lui fait signe de se taire, un doigt sur la bouche. Il s’approche d’un pas rapide. Alors elle joue la comédie de la vertu. Elle lui lance un regard étonné, comme si elle disait : “Vous ici, en pleine nuit ? Quelle audace…!” Il fait mine de s’excuser : “Mais vous, n’avez-vous pas souhaité…?”
Il tire de son costume la parure de Cardillac, la lui présente avec une révérence ; elle prend le cadeau. Il reste debout près du lit ; tous deux admirent la parure.
Il la reprend, la lui montre de plus loin en la soulevant en l’air, de sorte que le public la voit aussi maintenant. C’est une ceinture, formée de plaques d’or en forme de croix avec des reliefs, une boucle la ferme. Tous deux la contemplent, saisis par la beauté de l’ouvrage.
En esquissant un pas de danse gracieux, le Cavalier se dirige vers le coin de droite, là se trouve une statue antique, il en rapproche la parure pour comparer leurs beautés respectives. La Dame tend les mains avec avidité, comme si elle ne pouvait plus souffrir d’être séparée de la ceinture.
Lentement, le Cavalier revient près du lit. D’un geste soudain, elle retire le dessus de lit. Il regarde étonné, presque effrayé. Elle prend la ceinture et s’en pare. Mais déjà ils sont figés, les yeux dans les yeux, ils oublient la parure, ne pensent plus qu’à eux.
D’un geste indifférent, comme en rêve, sans cesser de regarder son amant, elle veut à présent poser la ceinture sur la table près du lit. Il veut l’aider, prend la ceinture, mais il suspend son mouvement, fasciné par la beauté de l’objet, et reste ainsi avec la parure dans la main. Il approche son visage du sien pour lui donner un baiser. Mais elle semble ne pas vouloir hâter leur grand bonheur, elle sourit sans bouger. Il se met à genoux devant elle, la tête sur sa poitrine. Elle joue avec la chevelure du Cavalier, les yeux clos.
Pendant ces derniers gestes, une forme noire et masquée a émergé de la fenêtre ouverte derrière eux, elle se dresse dans le cadre de la fenêtre, parcourt la chambre du regard. Pendant que les deux amants s’enfoncent dans l’oubli de tout, l’homme a sauté d’un bond dans la chambre, sans un bruit grâce au tapis épais. Il reste figé en retrait. Pendant ce temps, le Cavalier a relevé la tête, il ouvre lentement les paupières de son amante. L’intrus, souple comme un prédateur, a décrit une courbe vers l’avant-scène à droite ; il est aux aguets.
La Dame se redresse lentement, lasse de bonheur. Tout à coup elle aperçoit l’intrus. Est-ce un rêve ? Est-elle éveillée ? Une épouvante folle la fait chanceler, elle est muette d’effroi. Le Cavalier prend son mouvement pour une dernière appréhension avant l’amour et l'enlace. Quant à elle, elle l’enlace tout entier, pour lui faire un rempart de ses bras. L’intrus est parvenu tout contre le lit, d’une main il s’empare de la ceinture, de l’autre il tire une dague et frappe le Cavalier au niveau du cou.
La Dame pousse un grand cri d’horreur. Le cadavre du Cavalier glisse au bas du lit. La Dame retombe sans connaissance sur les oreillers. Fuite du meurtrier à la façon d’un rapace, le manteau déployé comme des ailes – il redescend dans le jardin par la fenêtre.



Otto Wiener en Cardillac (Opéra de Vienne, 1964)


Ce second tableau est ainsi formé de deux numéros de même durée (5 minutes chacun dans la version Keilberth) : d’abord un Lied chanté par la Dame solitaire, sorte de méditation érotique, ensuite une pantomime confiée à l’orchestre de chambre, à deux flûtes en particulier, et qui se développe à partir d’une écriture fuguée, délicate, élégante, parcourant la distance entre l’entrée furtive du Cavalier et son assassinat.

La musique, se détournant brusquement des prestiges nouvellement acquis par les orchestrations symphoniques – sur fond psychologique – des opéras d’un Wagner ou d’un Richard Strauss, se réfère à des prototypes formels de la composition baroque et préromantique. Ce n’est pas le musicien comme individu qui est ici à l’œuvre, mais l’esprit traditionnel de l’atelier de composition. […] la scène d’amour entre la Dame et le Cavalier ne contient justement pas le duo d’amour attendu, le dialogue s’y trouvant confié à deux flûtes ; seul demeure, en l’absence du chant, l’élément concertant, dépouillé de façon presque squelettique. (K. D. Gräwe)

Pantomime, donc esquive : au lieu de l’inévitable duo ardent qu’on aurait chez Strauss ou Korngold, ici les deux amants demeurent cois – stumm, stumm, comme dit Zerbinetta. Fini le bavardage dans le lit de la Maréchale, même parodiant les arguties symboliques de Tristan & Isolde. La scène d’amour est libertine au sens strict, puisque l’opéra s’affranchit de la tyrannie d’une métaphysique sentimentale. Le mot est banni, reste la chose : le désir, le jeu, la comédie érotique d’une nuit, dans une chambre avec vue sur le jardin. Pourtant, ces cinq minutes du Jeu de lamour et de la mort, ou plus précisément du Jeu de la ceinture et du poignard, ne donnent pas lieu à une dramatisation suivant laquelle l’orchestre amplifierait le malaise et la menace : le parti pris de Hindemith produit une Petite musique de nuit, non mimétique (à la seule écoute) du danger concrétisé par l’apparition du tiers intrus, ce qui renforce la brutalité et la densité du contraste musical au moment du meurtre, sans postlude pathétique. Fin du premier acte.


Paul Hindemith avec une viole d'amour (1928)


Revenons à la Dame, figure à trois côtés, qu’on ne reverra plus : le dialogue (n° 3), le chant solo (n° 4), l’action muette de la pantomime, jusqu’au cri d’horreur (n° 5). On pourrait épiloguer longtemps sur le fait que cet acte inaugural de Cardillac culmine dans un tableau où Irmgard Seefried était cantonnée à l’action gestuelle ou au cri viscéral. Dans ce qu’elle avait à chanter, le style du livret est de conséquence. Je cite encore K. D. Gräwe :

Lion fait parler ses personnages dans une langue éruptive, martelée, concise, comprimée, éloignée de tout naturel et de toute fluidité, renonçant souvent à l’article défini pour ne laisser subsister que le nom, porteur de sens ; en un mot il met à ses silhouettes un masque de langage, prenant à contrepied un sujet qui apparaissait dans sa tradition comme romantique par excellence.

À cette concision verbale, à sa pulsation propre, s’ajoute dans le cas de la Dame une certaine crudité dans l’expression anti-romantique du désir. Ou plutôt son Lied montre un mélange qui fascine entre la métaphorisation baroque de l’éphémère (le temps qui s’écoule, la rose qui fane et tombe, le vent comme métaphore de l’illusion) et l’érotisation ouvertement physiologique du discours (le vent de la nuit caresse les lèvres puis passe à travers elle, la femme attend d’être ensevelie sous le corps de l’homme, elle se dit « ouverte » comme la porte de la chambre, mais « jusqu’au sang »). Memento frui. Dans cette présence crue, drue, d’un corps qui n’est pas bienséant, il faut probablement voir une marque de la poésie expressionniste, comme le choix du verbe zerfallen pour caractériser la rose : non pas faner, non pas sécher, mais tomber en morceaux, se décomposer.




L’excitation érotique de la Dame occupe le centre du Lied, qui suit à peu près une forme ABA’, esquissée par le bouclage des deux derniers vers, symétriques des deux premiers. Depuis « Ist er schon hier ? » jusqu’à  la courbe descendante sur « daß er mich begehrt », la voix d’abord étale au début du lied s’étend vers l’aigu, soulignant en particulier les mots unendlich (mais cet infini n’est pas mystico-tristanien, il dépend du contact charnel) et la triade fortement sexualisée durchbohrt / verzehrt / begehrend. Cependant l’esthétique musicale maintient une distance formelle, un équilibre général qui n’a rien à voir avec les convulsions de Sancta Susanna par exemple, pour citer un opéra antérieur de Hindemith, de conception très différente.

Une poésie nocturne, aussitôt pénétrante dans sa ténuité, baigne le début de ce monologue, avec le hautbois solo se détachant d’une stase de cordes, qui suggère à la fois le calme, la proximité du sommeil, l’inquiétude. Toutes choses égales, et au-delà des différences d’écriture ou d’économie (Hindemith est plus avare, plus abstrait), on songe au climat de certaines scènes de Britten, par exemple au monologue de la Gouvernante du Tour d’écrou quand elle contemple le jardin au crépuscule avant d’apercevoir le spectre de Quint pour la première fois. La profondeur mystérieuse du moment théâtral s’atteint par la précision du trait, à l’orchestre comme à la voix.

Comment le génie propre de Seefried, son érotisme particulier, rendaient-ils ce Lied iconique ? On est sans doute condamné à la fantasmer, car le destin de cette Dame fugitive et entêtante est sans doute de demeurer un beau fantôme. Et les trois Motets en latin de Hindemith (Cum natus esset, Pastores loquebantur, Nuptiae factae sunt) que Seefried grava en 1953 avec Erik Werba pour DG ne nous aident guère, sinon pour affirmer que son acuité rythmique et verbale, jointe au relief des couleurs, servaient bien ce compositeur. Mais l’interprétation extraordinaire de la Dame par Elisabeth Söderström dans la version Keilberth peut donner une idée. Même les petites choses peuvent nous charmer : chantée de la sorte, avec de semblables ressources de timbre et d’imagination, cette scène de quelques minutes est de première force.

Demeure une photo de Seefried dans le rôle, celle qui se trouve en haut de page : une Dame parée au miroir, son image dédoublée. Les accessoires que l’on voit ne sont pas prescrits par le livret, mais pour le coup la photo accentue le pouvoir d’emblème de cette figure féminine. « Doch alles steht stumm in der Welt. » Tout se tait, ou va se taire, taisons-nous.



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