jeudi 13 août 2015

Fin de partie





C’est au second acte de La Dame de pique de Tchaïkovski. Il a commencé avec la fête aristocratique dans un palais pétersbourgeois, au cours de laquelle est représentée une pastorale rococo pour laquelle le compositeur pastiche Mozart, et à l’issue de laquelle Catherine II en personne fait une entrée soudaine. Mais c’est aussi à l’occasion de cette fête que Lisa a donné la clé de sa chambre à Hermann, qui n’a en tête que d’arracher à la Comtesse, grand-mère de Lisa, le secret des trois cartes toujours gagnantes dont autrefois à Paris le comte de Saint-Germain l’aurait faite dépositaire.

Le second tableau nous introduit dans les appartements privés de la Comtesse, où Hermann s’est déjà tapi. Rentrée de la fête, la vieille femme acariâtre a été préparée pour la nuit par ses femmes, qui la flattent servilement. Elle les rudoie, occupée à exhaler un mépris amer pour un divertissement aristocratique dépourvu du grand goût qu’elle a connu à Paris autrefois. Ainsi faisait Madame Du Deffand.

Les vieilles personnes aiment à vanter le temps de leur jeunesse, mais ici l’évocation nostalgique glisse vers le monologue : la Comtesse oublie qu’elle n’est pas seule, s’abîmant dans son rêve d’Ancien Régime, jusqu’à coïncider avec la « Vénus moscovite » qu’elle fut. Elle chante de nouveau, pour elle-même, un air de Grétry, comme si franchissant les barrières du temps elle avait de nouveau le roi et la fleur de la cour pour public.


La Comtesse.
Baissez votre caquet ! Vous m’avez fatiguée !
Je suis lasse, je n’ai plus de forces…
Je ne veux pas dormir dans mon lit !

Ah, que je hais ces gens !
Quelle époque !
On ne sait plus se divertir convenablement.
Ces manières !… ce ton !…
J’étais accablée rien qu’à les regarder…
Ils ne savent ni danser ni chanter !
Qui donc dansait ? Qui chantait ?
Des novices !
Et autrefois, qui étaient les danseurs ? les chanteurs ?
Le duc d’Orléans, le duc d’Ayen,
le duc de Coigny,
la comtesse d’Estrades,
la duchesse de Brancas…
Quels noms !
Et de temps en temps, c’était, en personne,
la marquise de Pompadour !
Je chantais en leur présence…
et le duc de La Vallière me félicitait !
Une fois, je me souviens, à Chantilly, chez le prince de Condé,
c’est même le roi qui m’écoutait !
Je revois tout cela comme alors…

 « Je crains de lui parler la nuit,
 « J’écoute trop tout ce qu’il dit…
 « Il me dit: Je vous aime,
 « Et je sens malgré moi,
 « Je sens mon cœur qui bat, qui bat,
 « Je ne sais pas pourquoi !
 « Il me dit : Je vous aime,
 « Et je sens malgré moi,
 « Je sens mon cœur qui bat, qui bat,
 « Je ne sais pas pourquoi !

(Jetant les yeux autour d’elle, comme si elle se réveillait)

Que faites-vous là ? Partez !

(Les femmes de chambre et les suivantes s’éloignent sur la pointe des pieds. 
La Comtesse cède au sommeil, elle chante en s’endormant)

« Je crains de lui parler la nuit,
« J’écoute trop tout ce qu’il dit…
« Il me dit: Je vous aime,
« Et je sens malgré moi,
« Je sens mon cœur qui bat, qui bat…
« Je ne sais pas pourquoi…


La scène fonctionne évidemment comme pendant de la pastorale du premier tableau. Après le divertissement superficiel et assez extérieur, réduit aux manières du rococo et pastiché comme tel par le compositeur, offert à un public mondain et nombreux, voilà bien une scène d’intimité où le XVIIIe siècle fantasmé, sur un mode élégiaque cette fois, s’incorpore aux profondeurs affectives d’un personnage qui n’a plus qu’un public de fantômes, de présences invisibles dont Hermann tapi dans l’ombre fait objectivement partie autant que les spectateurs dans la salle.

La romance de Grétry devient ainsi l’équivalent d’une déploration funèbre, à la fois sur la jeunesse brillante et galante de la Comtesse et sur l’Ancien Régime. La musique, datant de 1784, est donc anachronique (la Comtesse évoque Louis XV et la Pompadour), mais les paroles et la simplicité pénétrante de l’air conviennent admirablement à la situation théâtrale, d’autant que la nostalgie n’est jamais mieux activée que par les airs d’écriture « naïve ». Le coup de génie de Tchaïkovski est d’avoir ici repris un air fameux, mais remodelé dans ce nouveau contexte de manière à en faire un morceau nocturne, lent, mystérieux, presque liturgique, où affleurent les profondeurs d’un personnage antipathique et aussi la prémonition de sa mort : ce cœur qui bat va s’arrêter dans quelques minutes, cédant à la terreur provoquée par Herman. Comme si la Comtesse ordonnait inconsciemment sa propre veillée funèbre.






Martha Mödl avait exactement 80 ans lorsqu’elle chanta le rôle à l’Opéra de Vienne en 1992 dans une mise en scène de Kurt Horres, sous la direction de Seiji Ozawa. Elle fêtait pour lors ses 50 ans de carrière, modestement commencée à Remscheid, et cela faisait au moins 20 ans qu’elle s’était tournée vers des emplois de mezzo-soprano. On souhaite certes à bien des cantatrices finissantes de chanter le rôle avec cette consistance vocale, nonobstant quelques fléchissements de la justesse, mais qui, même parmi les tragédiennes, atteindrait cette puissance théâtrale ? La Comtesse de Mödl a quelque chose d’inhumain, elle ressemble à une momie, avec un visage de reptile ou un faciès presque simiesque (ces pommettes hautes héritées de l’ascendance slave de son père), mais elle est aussi enfantine, submergée d’une juvénilité intacte au cours de l’évocation nostalgique. Ce sourire est fascinant (ce n’était pas la chose la moins extraordinaire chez Martha Mödl), d’autant que l’actrice est d’une économie sidérante. La parure de nuit ajoute encore à l’impression de voir trôner un corps prêt à être mis au cercueil dans son linceul brodé. Et ce jeu immobile, quand prise d’un retour de coquetterie en chantant, elle saisit son miroir pour s’y contempler… et le range lentement.


Lorsque j’écrivais ces lignes il y a plusieurs années, je me demandais qui pourrait rivaliser avec Martha Mödl dans cette scène, en consistance, en économie. Eh bien, la réponse, j’aurais dû m’en douter, a un nom : Felicity Palmer… et encore il y a quelques semaines, en juin, je ne sais où, c’est en anglais. D’une discipline vocale et stylistique à la hauteur du legs de cette artiste hors pair, et surtout sans un accessoire, mais en faisant participer tout le corps : l’incarnation est obsédante, avec l’évidence d’un personnage composé de façon pourtant très personnelle, sans une scorie qui sentirait l’à-peu-près ou le numéro de vieille gloire ravagée. 

Révérence.





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