samedi 15 août 2015

Marteler et ravir





On a longtemps cru que la Messe en ut majeur Hob. XXII-5 de Joseph Haydn avait été écrite pour une confrérie viennoise afin de célébrer la fête de sainte Cécile lors d’une exécution à la cathédrale Saint-Étienne ; d’où le titre de Missa Sanctae Caecilae (Cäcilien-Messe) que portent les enregistrements d’Eugen Jochum (1958, DG) ou de Rafael Kubelik (live 1982, Orfeo). Un autographe conservé à Bucarest a permis de restituer à cette Messe sa destination et sa date exactes : c’est en 1766 que Haydn l’a composée en l’honneur de la Vierge pour le célèbre sanctuaire de Mariazell en Styrie, d’où le titre de Missa Cellensis, déjà porté par une messe ultérieure de 1782, avec son Kyrie qui semble émerger doucement de l’obscurité. 

Adieu sainte Cécile, place donc à une Missa in honorem Beatissimae Virginis Mariae, comme son homonyme de 1768-1769 que l’importance de ses solos d’orgue a fait désigner comme Grande Messe avec orgue. Contrairement à la tradition parallèle de la missa brevis, mais aussi aux grandes messes tardives de Haydn, qui traiteront davantage le Gloria et le Credo comme de vastes séquences continues, cette messe de 1766 sacrifie à la forme dite de la messe-cantate, qui segmente chaque étape liturgique en numéros distincts. Il en va ainsi de la Grande Messe en ut mineur de Mozart, et dans les deux cas le Gloria se divise traditionnellement en sept sections, le soprano solo assurant la jubilation du « Laudamus te ». Achevée, elle, la messe de Haydn se développe sur une durée de 70 minutes environ, avec une disparité interne qui étend le seul Gloria à une trentaine de minutes, ce qui a fait supposer une volonté du compositeur de mettre l’accent sur l’action de grâces.

Pourtant, c’est le Credo qui m’a toujours paru la séquence la plus captivante, un sommet de la musique de Haydn vraiment. Plusieurs phénomènes d’ailleurs sont employés à compenser la segmentation de cette profession de foi ritualisée. Haydn opte en fait pour une tripartition (Vivace, Largo, Allegro) isolant un centre particulièrement expressif réservé aux solistes où s’enchaînent, par une admirable transition orchestrale, les sections « Et incarnatus est » (le ténor déclame d’abord ce qui se constitue ensuite en une aria dont la dignité égale la dévotion) et « Crucifixus » (duo de l’alto et de la basse, sombre mais moins dramatique que plein de majesté) : cette partie centrale occupe à peu près la moitié du Credo (8 minutes sur 17 dans la version Kubelik). Le chœur, sa ferveur, sa masse, sont cantonnés en amont et en aval, mais c’est aussi le cas, plus curieusement, du soprano solo, privé d’air autonome.

Car la voix de soprano doit ici se contenter de chanter le premier verset « Credo in unum Deum » à l’imitation du chœur qui l’entonne le premier, puis à revenir régulièrement dans le Vivace pour vocaliser le seul mot Credo en ponctuation obstinée aux articles de foi déroulés par la collectivité. Plus surprenant encore, le soprano réapparaît dans l’Allegro final, où seul le ténor solo alterne avec le chœur – au ténor sont confiés l’invocation du Saint-Esprit (« Et in Spiritum Sanctum ») puis de l’Église (« Et in unam sanctam catholicam / Et apostolicam Ecclesiam »). Le mot Ecclesiam est à peine prononcé que resurgit, en une broderie exquise, tenace, le « Credo » exalté du soprano, avant que le chœur reprenne la parole pour les derniers versets (« Confiteor unum baptisma etc. »). De la sorte, Haydn veut manifestement opérer un bouclage interne au Credo, ce qui revenait dans une certaine mesure à installer une unité organique en dépit de la juxtaposition des trois mouvements. Ce faisant, il aura mis aussi l’accent sur la foi dans l’unité de l’Église.

Le musicologue y verra peut-être un « progrès » vers la conception puissamment unitaire des mouvements dans les grandes messes ultérieures (de la Messe de saint Bernard d’Offida en 1796 jusqu’à la Harmoniemesse de 1802), qui obéissent à une écriture plus ouvertement symphonique. Mais enfin l’important n’est-il pas d’abord que tout le Credo roule sur le dogme de l’unité, nonobstant la trinité ? Credo in unum Deum – in unum Dominum – in unam Ecclesiamconfiteor unum baptisma. L’Un, c’est-à-dire le Même : Deum verum de Deo vero. Une des beautés de ces versets liturgiques, où se rejoignent le doctrinal et l’esthétique, réside dans l’emprise constante des réitérations, magnifiée par la densité et les échos sonores de la langue latine. À croire que la foi avait besoin du latin, ou s’en aidait. Il est d’ailleurs très frappant d’entendre comment Haydn, dans un style sensiblement différent de ce que pratique Mozart, met en relief, ou plutôt à nu, les mots les plus simples mais aussi les plus chargés de sens dans la bouche du chœur.

Dans ce Credo, il s’agit du monosyllabe non, autre façon d’amplifier le geste énergique de la profession. « Genitum, non factum, non », « Cujus regni non erit finis, non, non » : oui, le Christ est né d’une femme (et non pas créé), et non, son règne n’aura pas de fin. De ces répétitions ajoutées par Haydn – de ces stries, devrait-on dire –  on aurait un autre exemple dans la scansion détachée et réitérée du pronom personnel te dans le Gloria de la merveilleuse Theresienmesse : « Laudamus… te, glorificamus… te, adoramus… te, benedicimus… te ». Scansion exprimant le sens le plus plein du texte : le chœur ne dit pas simplement « Nous te louons, nous te glorifions, nous t’adorons, nous te bénissons », mais il proclame « Toi nous te louons, toi nous te glorifions, toi nous t’adorons, toi nous te bénissons ». Parce que c’est toi, parce que c’est nous.  

Réitérations verbales, timpanisations vocales, qui désignent l’identité derrière la succession des articles de foi ; mais aussi constance immuable dans l’affirmation (lyrique et liturgique), celle de l’unicité d’une Église qui tire sa force du culte de la continuité. C’est là, comme on sait, un point capital dans l’opposition au protestantisme : l’Église catholique se veut universelle, dans le temps comme dans l’espace, pour autant qu’elle perpétue sans solution de continuité historique une Tradition. Cela, la fin du Credo le souligne : ce qui anime l’Église en ce jour, le corps actuel de l’Église dont le Christ est le chef, c’est cet Esprit qui déjà parlait par les Prophètes. Justement, ce qui unifie les versets de cet Allegro de Haydn, à partir de l’évocation de la Résurrection du Christ (« Et resurrexit ») jusqu’à la résurrection de toute chair (« Et exspecto resurrectionem mortuorum »), c’est l’affirmation simultanée de la perpétuité de la foi et de l’Église catholique, dans la célébration de l’Esprit de la vie qui a vaincu la Mort, c’est-à-dire qui aspire en quelque sorte le temps humain dans l’éternité. Le dynamisme de cet Allegro dévot a ceci de particulier qu’il a pour mission d’incarner à la fois un jaillissement irrésistible, spirituel mais aussi vital, et l’immutabilité du temps divin, celui de la Toute-Permanence. Sous un certain aspect, la musique doit dire le triomphe euphorique de l’éternité, persuader de sa promesse, et sous un autre elle est appelée à faire sentir une pulsation inépuisable, portée vers l’avant. Perpetuum mobile – in aeternum.

Or, en cinq minutes de l’Allegro, Haydn organise en un ruissellement formidable cette vie promise par le règne du Christ et qui – c’est un article de foi – « n’aura pas de fin ». Non erit finis. Et d’un même mouvement il s’agit bien de dire la perpétuité de l’Église, figure terrestre de ce règne à venir, de cette vie d’un monde à venir : « et vitam venturi saeculi ». Le texte proclame la sortie hors de l’Histoire (« Et iterum venturus est cum gloria ») ; son horizon est la mort promise du Temps, et pourtant la musique procède de la durée, de ses battements que rien n’entrave. Là est sans doute le secret pour mimer en cinq pauvres minutes ce qui n’a pas de fin. Le musicien installe ce flux vocal et orchestral sur une pulsation implacable et pourtant fluide comme la rivière. Cette musique tient à la fois de la course imperturbable et de la suspension en vol, à la fois sur terre et en l’air. Haydn élève là comme une montagne imaginaire, dont on ne saurait dire si elle avance vers nous ou si elle est immobile. L’énergie propre à la musique représente celle d’une foi qui pour parler ce langage ensorcelant n’en est pas moins conquérante, qui ne doit rencontrer aucune résistance. La conclusion fuguée qui conduit à l’Amen, itérative jusqu’à la transe, tient autant de la fantasmagorie que de l’architecture.

C’est aussi là qu’on pourrait considérer l’imaginaire militant de la Réforme catholique, celui d’une Église expansive, toujours en marche, généreuse et captivante, toujours au bord de succomber à la tentation d’être une nouvelle Armide, dont les prestiges voltigeants masquent la volonté de domination, écrasante. On songe alors, malgré l’anachronisme, un célèbre sermon de Bossuet en 1682, dont le sujet est l’unité de l’Église personnifiée et le « puissant attrait de son unité » :

« Dans l’horreur de cette vaste solitude, on la voit environnée d’ennemis, ne marchant jamais qu’en bataille, ne logeant que sous des tentes, toujours prête à déloger et à combattre, étrangère que rien n’attache, que rien ne contente, qui regarde tout en passant sans jamais vouloir s’arrêter ; heureuse néanmoins dans cet état, tant à cause des consolations qu’elle reçoit durant le voyage qu’à cause du glorieux et immuable repos qui sera la fin de sa course.
[…] La comprenez-vous maintenant, cette immortelle beauté de l’Église catholique, où se ramasse ce que tous les lieux, ce que tous les siècles présents, passés et futurs ont de beau et de glorieux ? Que vous êtes belle dans cette union, ô Église catholique ; mais en même temps que vous êtes forte ! Belle, dit le saint Cantique, et agréable comme Jérusalem, et en même temps terrible comme une armée rangée en bataille ; belle comme Jérusalem, où l’on voit une sainte uniformité et une police admirable sous un même chef ; belle assurément dans votre paix, lorsque, recueillie dans vos murailles, vous louez celui qui vous a choisie, annonçant ses vérités à ses fidèles. Mais si les scandales s’élèvent, si les ennemis de Dieu osent l’attaquer par leurs blasphèmes, vous sortez de vos murailles, ô Jérusalem, et vous vous formez en armée pour les combattre, toujours belle en cet état, car votre beauté ne vous quitte pas, mais tout à coup devenue terrible. car une armée qui paraît si belle dans une revue, combien est-elle terrible quand on voit tous les arcs bandés et toutes les piques hérissées contre soi ? Que vous êtes donc terrible, ô Église sainte, lorsque vous marchez, Pierre à votre tête et la chaire de l’unité vous unissant toute ; abattant les têtes superbes et toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu ; pressant ses ennemis de tout le poids de vos bataillons serrés ; les accablant tout ensemble et de toute l’autorité des siècles passés et de toute l’exécration des siècles futurs ; dissipant les hérésies et les étouffant quelquefois dans leur naissance ; prenant les petits de Babylone et les hérésies naissantes, et les brisant contre votre pierre ; Jésus-Christ, votre chef, vous mouvant d’en haut et vous unissant, mais vous mouvant et vous unissant […] par un chef qui le représente, qui vous fasse en tout agir toute entière et rassemble toutes vos forces dans une seule action ! »

Le contexte des années 1680, en pleine crise de l’Église gallicane et à la veille de la Révocation de l’Édit de Nantes, déterminait un tel discours, mais il prête forme à un imaginaire catholique plus général et qui n’était sans doute pas étranger à l’Autriche des Habsbourg. Puissance et beauté de l’unité, mais aussi beauté de la masse offensive. Je n’entends jamais la conclusion fuguée du Credo de Haydn sans associer à la dilatation de cette musique qui professe la promesse (« Et vitam venturi saeculi, amen », circulant entre les pupitres du chœur, est proclamé au moins vingt-cinq fois) cette image resplendissante d’une Église qui serait puissance et masse, mais encore, simultanément, volutes et envol. Cette course immobile dans l’éternité est aussi, comme le disait Napoléon de l’oratorio La Création, un immense triomphe de l’ordre. Art classique ? Baroque tardif ? Quelque chose d’autre ? Le vertigineux dans l’affaire est que cette construction musicale, où la foi déplace moins les montagnes qu’elle ne les dresse à plaisir, est une machine à ravir en répétant du déjà dit.

Les deux versions que je connais sont toutes deux originaires de Bavière, avec le chœur et l’orchestre de la Radio bavaroise, à vingt-cinq ans de distance. La version de Jochum est assez décevante, et sa réédition dans un double CD vaut plutôt pour la Missa in tempore belli merveilleusement conduite par Kubelik en 1963. La direction de Jochum est très verticale, parfois lourde au détriment de la mobilité, avec des chœurs trop épais, trop vibrants, raboteux parfois. Les solistes déçoivent aussi : Maria Stader est plus raide que de raison, Marga Höffgen trémule étrangement, mais l’autorité sèche de Josef Greindl impressionne, et surtout Richard Holm, ténor munichois qui s’illustra dans La Création avec Markevitch, Seefried et Borg, réussit à être à la fois délicat et inspiré, constamment poétique et jamais uniforme, plus intéressant à mon sens que Horst Laubenthal, un peu inerte dans l’enregistrement de Kubelik. 

Cette interprétation de Rafael Kubelik a été captée sur le vif le 4 juillet 1982 à la basilique baroque d’Ottobeuren. La prise de son rend admirablement la qualité de résonance dans l’église, sans noyer les lignes. Il en existe également un enregistrement vidéo, publié en dvd. Le Credo intégral est disponible en vidéo ici, avec les limites sonores et visuelles de ce type de transfert. Par exemple, la magnitude dynamique que Kubelik obtient du chœur et de l’orchestre dans les ultimes réitérations du texte, et ce sans sacrifier la netteté ni le rebond de la pulsation, n’est plus du tout perceptible, alors que l’écoute du disque Orfeo donne la sensation d’une puissance expansive capable d’élargir l’espace du sanctuaire aux dimensions du monde. Préparé par Heinz Mende, le chœur est nombreux et très coloré, et si l’usage prévaut aujourd’hui d’effectifs plus resserrés et d’un vibrato moins généreux, la maîtrise musicale n’en demeure pas moins extraordinaire, jusqu’au soin apporté aux trilles. (Et reconnaissez-vous, au premier rang des sopranos, la jeune Françoise Pollet, alors membre du chœur munichois ?)

Grave dans son maintien, Lucia Popp confirme, par un mélange de tension expressive et de plasticité dont elle avait le secret, sa vocation à servir cette musique (elle a aussi enregistré la Theresienmesse avec Bernstein). Kurt Moll n’échappe pas à un excès de faste vocal, et peut-être d’emphase, mais enfin quand on a ces sonorités d’orgue… Plus connue pour ses compositions théâtrales impérieuses, Doris Soffel dispose d’un grain de voix inimitable, indemne de l’onction un peu grasse de tant d’altos d’oratorio, et surprend par les finesses dont elle gratifie l’intensité de ses interventions. Tout repose en fait sur le geste du chef, qui équilibre comme peu le font la pulsation et la grandeur, l’accent et la continuité architecturale. Avec des tempos un peu plus vifs mais surtout mieux portés et articulés que Jochum, Kubelik veille à la pulsation, à une certaine légèreté de la matière sonore, mais excelle à cultiver en même temps un effet de masse essentiel à ce Credo (sans doute aussi aux dimensions imposantes de la basilique) et une majesté d’ensemble qu’un excès d’élan peut faire manquer : il me semble que Minkowski n’a pas évité ce travers dans son interprétation, et il y manque cette respiration naturelle qui rayonne chez Kubelik, dont du reste l’économie du geste rappelle l’art des anciens maîtres. Autant ses enregistrements des deux grands oratorios de Haydn peuvent laisser mitigé, autant ici un accomplissement me paraît atteint.  



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