lundi 24 août 2015

Demandez à l’opératrice





Berlioz : La Mort de Cléopâtre
Poulenc : La Voix humaine
Mireille Delunsch, soprano

Direction musicale : Kwamé Ryan
Mise en scène : Mireille Delunsch
Scénographie : Pierre-André Weitz
Orchestre National Bordeaux Aquitaine

Grand-Théâtre de Bordeaux, 18 janvier 2007


Avec la cantate Herminie de Berlioz (d’après la Jérusalem délivrée), Mireille a laissé un de ses plus beaux témoignages discographiques, d’un strict point de vue vocal : c’était en 1994 sous la direction cérébrale et tiède d’Herreweghe. La soprano imposait une noblesse frémissante, des couleurs et une splendeur de ton qui allaient faire merveille dans Gluck peu après. Elle n’avait jamais, à ma connaissance, abordé La Mort de Cléopâtre, et j’avoue que c’est surtout ce qui m’a décidé à faire le voyage à Bordeaux.

Car le cœur de ce spectacle en solo, c’était La Voix humaine de Poulenc, ce monodrame dont l’inspiration musicale est pour le moins sujette à caution, mais de toute façon torpillé, à mon sens, par le texte de Cocteau et par son mélange navrant de trivialité et de niaiserie. Bref, du Cocteau à son plus chic-et-toc. Comme dit la dame abandonnée au téléphone : « C’est ridicule. »

La cantate de Berlioz constituait ainsi le hors-d’œuvre du Poulenc, que Delunsch avait déjà interprétée, de même que La Dame de Monte-Carlo, et c’est avec la Voix humaine qu’elle a choisi de faire ses débuts dans la mise en scène. Lors d’une rencontre avec le public pendant les représentations aixoises du Couronnement de Poppée en 1999, Delunsch avait d’ailleurs évoqué son désir de mise en scène, en prenant l’exemple d’une Bohème dépouillée, représentée autour d’une simple corde à linge.



Dépouillé, le début du spectacle l’est moins qu’il ne donne une impression de pauvreté. Tout se passe à l’avant-scène sur fond d’obscurité, une rampe de cinq lampes jetant une lumière mordorée « à l’ancienne ». Pendant l’introduction orchestrale, Cléopâtre s’extrait d’un triptyque représentant l’intérieur d’un palais égyptien en trompe-l’œil dont elle déplie les panneaux et qui est placé sur un petit podium de 3 ou 4 degrés. Pas de doute, c’est bien Cléopâtre : Delunsch est enveloppée de la tête aux pieds dans une parure royale dans les bleu, vert et or, et coiffée d’un némès égyptologiquement correct. Au moins on sait où on est, même si on se défend mal de soupçonner qu’on a recyclé là un costume d’Amnéris. Mais ce qui laisse sceptique, c’est que l’actrice semble ne guère savoir que faire : elle contemple le tryptique, le caresse, va un peu vers le côté cour, un peu vers jardin, etc. Sa mobilité reste réduite puisque qu’elle ne quitte jamais cette petite aire de jeu frontale.

Plus grave : alors que le visage de Delunsch est un spectacle à lui seul, on n’en voit à peu près rien : peu éclairée, l’actrice tourne trop souvent le dos au public, et reste de toute façon engoncée dans ce costume qui l’emprisonne tandis que le maquillage « égyptien » émousse l’expressivité d’un visage dont on discerne alors mal les traits. J’ai écrit « engoncé » exprès, car pendant toute la cantate, j’ai eu cette impression d’une certaine gaucherie scénique (un comble pour Delunsch) si bien que je me suis mis à espérer un moment où elle se déferait de cette carcasse de scarabée : « Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent… » Eh bien non.

L’invocation aux Lagides est chantée à genoux à l’avant-scène, accompagnée d’une gestuelle vaguement rituelle mais surtout répétitive, qui donnait là encore le sentiment d’un effort non abouti de « meubler ». Quant au suicide, il donnait lieu à des effets discutables. Pour mimer la morsure du serpent, Delunsch met la main dans une sorte de cavité à l’extrémité d’un panneau du triptyque, et sur l’accord de la morsure, on a droit à un éclair de néon : ah ouais d’accord… Et pendant le postlude orchestral mimant l’agonie, Cléopâtre étendue sur le podium se trouve saisie de convulsions spectaculaires : ah ouais d’accord… Sans parler de la scénographie qui fait hélas théâtre d’amateur, toute cette gesticulation à la fois maladroite et redondante par rapport à la musique administre la preuve (prévisible) que cette œuvre magnifique n’est pas faite pour être scénographiée : cantate en effet, et qui n’a d’autre besoin que la dramaturgie imaginaire que dresse l’orchestre, plus un visage de tragédienne… et sa voix.

Musicalement, on est heureusement moins frustré. L’orchestre est hélas assez laborieux, d’une cohésion souvent problématique et sans la flamme nécessaire. La direction de Kwamé Ryan est certes détaillée, mais ne soutient guère la tension. Dans le postlude, pris à un tempo retenu, la musique n’est pas pour ainsi dire remplie. L’accompagnement de l’invocation aux Lagides était plus réussi. Quant à la soliste, après les échos alarmants de son état vocal, j’ai été heureusement surpris de retrouver l’aigu impérieux et ardent de ses Gluck, et dans l’ensemble une voix à peu près indemne de crispations. Le grave sonne de façon superbe, et le premier récitatif en imposait. Les derniers mots entrecoupés de la reine sont admirablement dosés, stylés et prenants, avec cette noblesse de ton qui caractérise l’ensemble de cette interprétation. Cependant, il lui manque une largeur suffisante dans le medium : dans la séquence agitée qui suit l’invocation (« J’ai d’un époux déshonoré la vie, etc. »), la voix peine vraiment à passer l’orchestre dans la fosse. La respiration n’est pas toujours dominée non plus, mais on tient là une interprétation de grande allure, très gluckienne, éloignée des vociférations brouillonnes de Béatrice Uria-Monzon dans le disque dirigé par Jean-Paul Casadessus.

Il n’y a pas d’entracte : Cléopâtre reparaît devant le rideau pour saluer, on lui offre des roses rouges… qui seront un des accessoires de la mise en scène de La Voix humaine. Le rideau reste baissé quelques instants, le temps pour l’orchestre de quitter la fosse et pour Delunsch de se dépouiller de sa panoplie de princesse, après quoi on découvre un autre dispositif scénique, utilisant cette fois toute la profondeur de la scène. L’orchestre est en fond de scène, c’est le noir à l’entour, et au premier plan, on aperçoit un espace carré, disposé de biais, contenant un fauteuil club, un lit, un lavabo surmonté d’un miroir, au sol une valise, les roses, et bien sûr le téléphone old fashioned sur le lit. Le tout est en noir et blanc, ou peu s’en faut, avec deux dispositif d’éclairage qui seront utilisés diversement selon le moment : des tringles de néon dans les cintres (ils vacillent pour les sonneries du téléphone), et autour de la chambre carrée des encadrements eux aussi en néon.

Au début, avant que l’orchestre n’attaque, Delunsch se trouve côté jardin, assise de dos devant un miroir de loge, se démaquillant, ses cheveux blonds coiffés en chignon années 50. Elle portera une robe noire que je n’ose dire toute simple, et une robe de chambre en satin à doublure violette. Quand le téléphone sonne la première fois, elle pénètre dans l’espace carré et ne le quittera plus guère sauf vers la fin, avec le fil autour du cou, les dernières paroles du monodrame seront chantées à l’avant-scène, et sur les dernières mesures, Delunsch s’avancera hiératique vers le bord de la fosse comme si elle allait – peut-être – s’y jeter. Noir.




Pour le coup, la mise en scène m’a séduit. Delunsch tire à mon sens le meilleur d’une œuvre qui est ce qu’elle est, et de même vocalement. Qui a vu une fois l’adaptation cinématographique de La Voix humaine avec Anna Magnani appréciera la retenue et le pouvoir de suggestion de l’actrice, dont la classe est sans faille. L’intégration des accessoires au jeu théâtral est à la fois fluide, simple et subtile, comme ce long moment où tout en parlant à son ex-amant au téléphone, la Femme se déchausse mais d’un seul escarpin, d’où une légère claudication que l’actrice réalise avec une grande finesse au cours de ses déplacements. De même les brefs moments où elle se regarde dans le miroir au-dessus du lavabo. Car là au moins, le visage de Delunsch est en pleine lumière et ce visage tragique, où une simple altération des sourcils, ou un pli plus amer des lèvres, suggère plus que les pauvres mots de Cocteau.

L’ensemble reste d’une grande élégance, lors même que le spectacle est de plus en plus prenant. Et pourtant, avec ce début grotesque… Dring, dring… mais non Madame ce n’est pas la boucherie Sanzot… les palabres avec l’opératrice… De surcroît, ce début est sur les mauvaises notes de Delunsch, sur cette espèce de passage souvent vacillant chez elle… Bref, ça ne part pas très bien. Et puis, assez vite, on marche, mais ce n’est, je crois bien, ni grâce à la musique ni grâce au texte, mais en vertu des talents conjugués de la soliste et de la mise en scène.

La manière maîtrisée, très tenue, dont Delunsch joue le rôle avec une classe rare déjoue le piège de l’hystérie et même de cette trivialité pourtant inhérente à l’œuvre (le passage sur le chien, j’avais oublié…). Or ce style salvateur, c’est encore celui de l’interprétation vocale. L’élocution de Delunsch y est pour beaucoup, la sensualité du timbre également, appréciable dans un tel rôle. Même si dans les passages véhéments on ne comprend pas toujours les paroles, son français est à la fois beau, élégant, et sans l’affectation que traîne une certaine tradition d’interprétation de ce répertoire. Le parlando est admirablement équilibré. Les passages les plus intensément lyriques donnent lieu à des moments mémorables – ainsi « On parle, on parle… », d’une couleur et d’une émotion extraordinaires. La maîtrise de la partie est évidente, avec un souci permanent de trouver une dignité juste, qui tire la chose vers le haut. Même la prière à deux balles (« Mon Dieu, faites qu’il rappelle… ») est supérieurement dite.

La régie conforte cette conception, où s’affirme une attention exemplaire à la progression de ce faux monologue. À partir du moment où la Femme avoue qu’elle a menti sur son état, Delunsch défait son chignon, puis ôte (surprise) ce qui était une perruque, laissant voir alors ses cheveux blonds courts naturels. Elle a alors déjà quitté son élégante robe de chambre en trapèze. Les roses effeuillées dans le poing fourniront des confettis dérisoires – l’effet est un peu attendu, je n’ose dire téléphoné, mais réalisé avec un tact parfait.

Cependant, les inventions les plus heureuses sont d’une part ces moments où la Femme cesse de parler dans le combiné, mais soliloque à distance, comme si elle glissait petit à petit vers la folie  (je ne crois pas que ces détails soient prévus par Cocteau, mais je me trompe peut-être), et d’autre part, à la fin, ce moment d’abord imperceptible où la Femme se passe du rouge à lèvres, si obstinément qu’elle finit par arborer une bouche démesurément rouge, presque clownesque. Delunsch touche là à des sommets de force théâtrale, et encore une fois sans aucun histrionisme.

Une question se pose alors, rétrospectivement : pour mettre en scène de la sorte cette défaite, cette femme peu à peu défaite, peut-être Delunsch a-t-elle voulu partir d’une Cléopâtre corsetée dans ce costume et dans ces conventions ? Mais c’était bien mal servir la cantate de Berlioz. Reste que ce Poulenc a pour le coup constitué la bonne surprise. Et ce n’est pas le docteur Schmitt qui me contredira… Allô ?… allô ?!!… mais Madame, raccrochez vous-même !



  

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