dimanche 10 août 2014

Summer of Love (2)


Le jour qui vient de passer, c’était la Saint Amour : santé !




Il se dit que Cristina Deutekom, récemment disparue, aurait bien servi Mozart. Sans doute, sa renommée tient généralement, ou d’abord, à une participation au (trop?) brillant enregistrement de La Flûte enchantée sous Solti en 1969 : voix phénoménale, plus intéressante par la bizarrerie claire de cet organe que par sa facilité, assez gigantesque pour faire date, mais interprétation uniforme, qui écrase tout au premier degré, un ton d’autorité généralisée tenant lieu d’éloquence véritable — en ce sens la comparaison dans le rôle avec d’autres monstres vocaux comme Edda Moser ou Edita Gruberova est vaine, tant celles-ci sont attentives aux fluctuations du texte, à une poésie de scène, même si Deutekom est plus articulée, plus stérile aussi. En fait, la singularité de cette interprétation tiendrait presque à une conception multiculturelle de la vocalisation, ni tout à fait tyrolienne, ni tout à fait peau-rouge… d’où des triolets de cartoon, qui sévissent aussi dans un live vénitien de Così fan tutte, où le seul « Come scoglio », désolant de platitude, expose un cruel manque d’esprit. L’intégralité de la soirée a été publiée, on n’ose imaginer comment cet idiome si spécial s’intègre aux ensembles, ni ce que Deutekom fait de « Per pietà » — car ses dévots ne font pas de publicité sur Youtube avec ce rondo, où se mesure mieux pourtant la qualité d’une Fiordiligi… mais là n’est pas la question, bien sûr.

Oyez, oyez sa Vitellia à Genève en 1980, sous la conduite flasque de Guschlbauer, dont des extraits figurent dans un coffret-hommage publié par Gala avec d’autres témoignages : Alcina à côté de la plaque, Medea à l’emporte-pièce, Turandot terrassante (un bulldozer sert aussi à terrasser). L’affiche du Grand-Théâtre annonçait à ses côtés Stuart Burrows et le Sesto de Frederica Von Stade : les aléas ont fait que ce fut à leur place Ute Trekel-Burckhardt (qui avait quand même d’autres qualités que de ressembler physiquement à Waltraud Meier) et l’éphémère John Stewart (on ne l’entend pas dans ces extraits). Les premières scènes montrent d’emblée le talon d’Achille : uniformité lassante dans la véhémence, absence de dégradés dans le récitatif, refus de la nuance, quête de l’éclat pour lui-même — lanti-Varady. En salle, ce devait être impressionnant, même si la voix est à la fois pauvre en couleur et paradoxalement ordinaire, malgré son énormité. Et dès la fin du duo avec Sesto, la vocalise tourne au gargarisme obscène. Addio Roma. 

C’est cependant dans l’air « Se piacer mi vuoi », d’une écriture si merveilleusement fine, que l’interprète se défait. On se doute que les qualités d’insinuation ni l’ironie ni l’érotisme ne sont le fort de Deutekom, mais les traits mélismatiques sont à la fois scolaires (avec des réitérations littérales, jamais imaginées) et comiques (la tyrolienne reparaît dès la vocalise en fin de première partie). Plus on avance dans la seconde partie, plus la dérive stylistique s’entend : non seulement une vocalisation exotique, mais la nullité rhétorique (tout est chanté de la même façon) et surtout des extrapolations absurdes dans le suraigu, « pour la galerie », jusqu’à une explosion dans la péroraison qui fait saturer le micro et crépiter les applaudissements. Ça balance pas mal à Genève – ce soir-là du moins. Le trio de l’acte I (écueil pour tant de grandes interprètes du rôle) ouvre évidemment une voie royale à une championne du suraigu : mais le ton reste au fond celui, générique, de la Reine de la Nuit. Soprano impérieux mais impavide, qui ne fait à aucun moment sentir la fébrilité, l’égarement qui caractérise Vitellia à ce moment. La voix est partout, le personnage nulle part (pour reprendre la formule d’un excellent auteur). Mais surprise : arrive le grand monologue du II, et soudain des nuances, un peu de raffinement, une musicalité discrète mais qui compense la froideur monolithique de l’organe et intéresse enfin. On retrouve le soin que Deutekom mettait dans « Arrigo, deh parli a un core » dans des Vêpres siciliennes au Met en 1974, avant de retomber pour le boléro d’Elena dans un martèlement sans manière.

Je ne connais pas ses enregistrements Philips d’Attila ou des Lombardi, mais je lis ailleurs que les amazones verdiennes étaient ce qui convenait le mieux à son tempérament. Giselda en est-elle une, ou y est-elle réductible ? En regardant sa discographie officielle, on se dit surtout qu’il aura peut-être manqué à Deutekom, pour offrir mieux quun phénomène vocal, un chef pour lui ouvrir d’autres perspectives qu’un barnum à remplir de trompettes et de jaculations. Car ce n’est pas un disque d’airs de Mozart (EMI, 1968), avec son orchestre fantôme dirigé par un certain Vanderzand, qui donnera une image flatteuse de l’intrépide Batave. Il suffit d’écouter l’air d’entrée de Konstanze, « Ach, ich liebte ». Frémissement ? geste plastique ? larmes rentrées de l’élégie ? sens du clair-obscur ? Rien de tout cela : une esthétique du rabot. Une voix sans âme exécute (oui, c’est ça) des notes, sans phraser convenablement les appoggiatures descendantes (avant l’ut trillé à la fin, sommaire d’ailleurs). Ce n’est qu’un exemple, qui fait paraître triviale, machinale, une héroïne dont le visage est un des plus noblement mobiles du théâtre de Mozart.


8 commentaires:

  1. Cristina in the Sky with Underwoods10 août 2014 à 15:13

    Monstre de piété ! Je te méprise.
    Mon souvenir vivra parmi les âges.
    Déjà, sur les terres bataves,
    A surgi de ma cendre un champ de betteraves
    D'où naîtra un vengeur de tes tristes affronts.
    J'entends déjà son nom par les champs par les monts :
    DEUTEKOM ! DEUTEKOM ! d'orgueil mon âme est pleine !

    (Née à La Haye en 1981, PAULIEN VAN DEUTEKOM est championne de patinage de vitesse. Elle a en particulier remporté à Berlin en 2008 le titre de championne du monde "toutes épreuves".)

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  2. Bonjour. Je crois qu'on ne peut pas vraiment apprécier ce qu'était Mme Deutekom à partir des disques, même des live, c'était vraiment une expérience à faire en salle. Il se trouve que j'ai entendue avant que sa carrière se développe, elle chantait les utilités aux Pays-Bas. Je me souviens très bien d'un Rosenkavalier à Scheveningen au début des années 60, avec Hilda de Groote qui chantait Sophie, et Mme Deutekom faisait Marianne Leitmetzerin. Eh bien, au début du second acte, quand elle s'exclame "Er kommt ! er kommt ! der Rosenkavalier !", avec cette puissance qui transperçait tout, c'était apocalyptique, d'ailleurs le décor du palais Faninal s'est effondré, il a fallu interrompre la représentation. Alors plus tard Attila de Verdi, vous comprenez, c'était naturel.

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  3. Quel hommage ... vous dites du bien de Deutekom ! Non, non, ne niez pas, j'ai lu les phrases sur le rondo de Vitellia, là, à la fin de l'avant dernier paragraphe !
    Bon, ce que vous ne dites pas, en revanche, c'est que c'est par elle que vous avez découvert La Clémence, hein ... et que vous aimiez ça ! Je tiens à rétablir publiquement la vérité.

    Deutekom a été inspirée au moins une fois, pour la Catherine d'Aragon de Henri VIII (en anglais, mais sans doute cela vaut-il mieux). Pas une vocalise d'ailleurs, c'est beau, nuancé, senti et mélancolique (parfaitement) même si la voix n'est déjà plus très belle.

    Pour Odabella et Giselda les intégrales Philips sont insupportables (elles méritent leur mauvaise réputation) et Deutekom, guère flattée par le micro, y est passablement ennuyeuse alors qu'on pouvait l'attendre ou l'espérer héroïque, au moins.

    PS : Je suis moins sévère pour la Turandot de terrassier, je la trouve très dramatique, presque hystérique en fait, et je n'ai rien contre une telle lecture du personnage.

    Votre Vidame de Deutekom

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  4. Non mais Turandot, moi, je n'y entends rien. Rrrrrrien.

    Vous êtes bien impertinent d'étaler les égarements de ma jeunesse de la sorte. Je devais en être encore au stade anal-sadique. D'ailleurs à la même époque de cette retransmission radio de Genève, copiée sur cassettes Agfa, on m'a offert un poisson rouge le 1er mai (non mais quelle idée !) que j'ai nommé Titus puisque j'écoutais en boucle cette Clemenza. Il n'a pas vécu dix jours, je versais tellement de daphnies qu'il y en avait une couche épaisse à la surface du bocal.

    J'ai donc découvert l'œuvre avec ces cassettes, je trouvais Deutekom au début très excitante, c'était bon pour le ça probablement. À la Noël suivante, ma marraine m'a offert la version de Böhm avec Varady, et là j'ai découvert la différence entre la partition et les excursions bataves, et aussi un autre monde expressif, avec des nuances. Heureusement à l'époque Berganza me charmait systématiquement, j'en suis beaucoup revenu. Bref, en réécoutant ces extraits genevois, j'ai été vraiment frappé par le fait que le cirque Deutekom cesse dans le grand monologue, mais on entend aussi les limites expressives malgré tout. Pour moi ça reste une cantatrice de second ordre.

    Vous l'avez vue en vidéo ? Je me demande comment elle était en scène, si elle arborait son panache ontologique ou bien le gardait dans sa loge. Dans La Flûte tv de Hambourg face à Edith Mathis, elle est d'une inertie effarante (ne parlons pas de la physionomie potiche). Mais je la verrais bien dans un Rosenkavalier trash, ou gothique, Marianne Leitmetzerin entretenant avec Sophie des rapports sado-maso, l'enfermant dans le poêle en faïence rococo, etc.

    Ça m'a fait du bien de parler, je vous dois combien, docteur Vidame ?

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  5. Il y a des videos sur le tube, elle était laide et assez commune d'allure mais grande, massive sans excès, solide sans donner une impression de mollesse, les épaules et le cou très dégagés (après est venu un goitre), occupé à produire du son, manifestement ... on peut supposer (comme Kaminski) que les vocalises tyroliennes venaient du cou quand on voit cette manière de se tenir. Le film est un playback ? Je ne sais plus.

    Je réécoute I Lombardi, déjà je n'aime pas l'oeuvre mais Deutekom chante bien mieux que dans mon souvenir (et n'est pas aussi éteinte qu'en Odabella). On est loin de Scotto ou Gencer quand même, pour le phrasé. De fait c'est cette impossibilité à phraser qui explique tout, j'imagine parce qu'elle fait assez souvent les nuances et donne le ton.

    Tom pensait que l'émission était en réalité très proche de celle de Stich-Randall.

    Chanteuse de second ordre, sans doute mais comme beaucoup en fait. Vous devriez voir ce qui se dit sur ODB, c'est aussi sévère et plus expéditif que vous.

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  6. « Sei tu l'uom della caverna ? »
    Rien que pour cette phrase, j'aime Les Lombards, mais avec de vrais morceaux de Sylvia Sass dedans.

    Oui, l'incapacité à phraser est la clé de tout à mon avis. En écoutant le soin qu'elle prend à son air des Vêpres siciliennes à l'acte II, je pensais justement à Scotto (le live florentin avec Muti en 78) mais à l'impossible aucun monstre n'est tenu. Dans ce que j'ai entendu, il me semble que Deutekom yodle systématiquement quand il y a des triolets. Au fond, peut-être qu'elle détestait l'opéra, et que c'était sa façon de prendre du plaisir. Mais j'imagine que le docteur Mirabelle a un argumentaire tout prêt pour proclamer (grubi et grobi) qu'elle trône dans l'empyrée des belcantistes. Il faudra quand même que j'essaye Deutekom dans l'air du Séraphin de Beethoven sur l'autoroute.

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  7. Je réécoute cette partie de l'oratorio de Beethoven. Deutekom, c'est désolant, musicalité nulle, sentiment zéro, et alors le timbre ne m'a jamais paru aussi moche et racorni. À la fin on se demande si le chœur est vraiment très médiocre ou s'il se laisse contaminer par cette trivialité. En tout cas le contraste entre Gedda et elle quand ils dialoguent est presque burlesque. Ce pauvre Jésus aura décidément bu le calice jusqu'à la lie. Hallali !

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  8. Frédéric Rossif12 août 2014 à 16:51

    D'après ce que vous dites de Madame Deutekom, votre poisson rouge aurait dû plutôt s'appeler Cristina.
    Et il aurait sans doute résisté et survécu, pour le coup !

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