1939 :
naissance le 3 juillet à Berlin de la fille du baryton Willi
Domgraf-Fassbaender et de l’actrice Sabine Peters
1948 : études
secondaires à Hanovre
1952 :
retour à Berlin, fin des études au lycée
1958 : études
au conservatoire de Nüremberg ; étudie le chant avec son père ;
chante l’Esprit dans une production de Didon
& Énée
1960 :
audition à l’Opéra de Bavière en décembre
1961 : débuts
à Munich à partir d’avril : 4e page de Lohengrin, Nicklausse des Contes
d’Hoffmann et 3e Garçon de La
Flûte (dir. Knappertsbusch). Suivent le Page de Salomé (dir. Böhm) et Olga dans Eugène
Onéguine (avec Wunderlich et Prey)
1962 :
membre de l’Opéra Studio de Munich, tout juste créé. Enregistre Balkis dans Les Pèlerins de la Mecque de Gluck pour
la radio.
1963 :
Première Dorabella et premier Annio, mais aussi Djamileh de Bizet ou la 3e
Norne ; chante dans Les Noces de
Stravinsky sous la direction de Kubelik ; premier récital de lied et
premier enregistrement (extrait de l’opérette Le Paysan fidèle de Leo Fall).
1964 :
Annina dans le Rosenkavalier ;
production télévisée des Pèlerins de la
Mecque de Gluck
1965 :
chante Suzuki dans Madame Butterfly pour
la télévision avec Anneliese Rothenberger ; Dorabella à Düsseldorf ;
enregistre Vénus dans Il Giardino d’Amore
d’Alessandro Scarlatti (Archiv Produktion). Débuts à l’étranger : le Page
de Salomé au Grand-Théâtre de
Bordeaux.
1966 :
interprète Bach avec Karl Richter (Oratorio
de Noël, cantates). Chante dans Agrippina
de Haendel au Festival de Munich, dans Le
Pescatrici de Haydn et dans le Requiem
de Verdi.
1967 : débuts
à la Scala (le Page de Salomé) et
premier Oktavian à Munich ; enregistre Annio pour Decca avec Kertesz,
Berganza et Popp, ainsi que Magdalene des Meistersinger
avec Kubelik, Janowitz et Konya.
1968 : débuts
en Eboli à Munich ; y chante également Cherubino (avec Böhm, Watson,
Grist), Le Turc en Italie, Shéhérazade de Ravel et L’Amour sorcier.
1969 :
première Carmen à Munich ; tournée
de lieder en Scandinavie avec Irmgard Seefried
1970 :
enchaîne à Munich Orlofsky, Fricka, Eboli, Carmen, Geschwitz, la 3e
Dame ; chante Farnace dans le Mitridate
de Mozart en concert à Salzbourg
1971 :
Marina dans Boris avec Kubelik ;
Oktavian à Londres avec Krips, Popp et la Maréchale de Jurinac (mise en scène de
Visconti). Nombreux concerts en Europe ; création de Stimmungen de Stockhausen à Paris
1972 :
Oktavian à Munich dans la célèbre production d’Otto Schenk sous la direction de
Kleiber (nombreuses reprises par la suite) ; Brangäne à l’Opéra de Paris ;
Dorabella à Salzbourg avec Böhm, Janowitz, Prey, Schreier (un live sera plus
tard publié chez DG).
1973 :
Sesto avec la Vitellia de Julia Varady dans la production légendaire de
Ponnelle
1974 : débuts
au Met en Oktavian
1975 :
reprend Eboli au festival de Munich avec Ricciarelli, Cossuta, Raimondi et Waechter
1976 :
création à Vienne de Kabale und Liebe
de Gottfried von Einem d’après Schiller ; débuts en Marie de Wozzeck à Berlin
1977 : débuts
en Charlotte de Werther avec Domingo
(Munich, live plus tard publié par Orfeo) ; Jocaste dans Œdipus Rex à Vienne.
1978 :
reprend Dorabella à Munich avec Margaret Price dans une nouvelle mise en scène
de Giancarlo Menotti (live publié par Melodram)
1979 :
Ameris à Munich avec Muti, Domingo, Tomowa-Sintow (live publié chez Orfeo),
mais aussi Elizabeth dans Maria Stuarda
face à Caballé ; tourne pour la télévision dans Hänsel et Gretel, dir. Solti, avec Gruberova, Dernesch, et Jurinac
en Sorcière
1980 :
Giulietta des Contes d’Hoffmann à
Florence dans la mise en scène de Luca Ronconi ; Ramiro dans La Finta Giardiniera à Salzbourg puis au
studio ; Requiem de Verdi sous
la direction de Muti à Rome et Vérone
1981 :
Sesto de La Clemenza di Tito à
Edimbourg et Cologne
1982 :
Geschwitz à Berlin, Charlotte à Zurich, Fricka à Vienne
1983 :
Geschwitz à Londres et Vienne avec Maazel ; Orfeo de Gluck à Munich (en
remplacement de Berganza) avec Jochum et Popp ; premier récital de lied au
Wigmore Hall de Londres – elle s’y produira tous les ans par la suite
1984 :
Waltraute à Bayreuth sous la direction de Solti
1985 : récitals
de lied en abondance ; débuts aux Schubertiades de Feldkirch
1986 :
la Nourrice dans La Femme sans ombre à
la Scala ; Fricka et Oktavian au Met ; nombreux concerts avec Giulini
1987 :
Mrs. Quickly à Munich dans le Falstaff
mis en scène par Giorgio Strehler ; Klytemnästra à Vienne avec Abbado,
Marton et Studer dans la mise en scène de Harry Kupfer (diffusion vidéo ultérieure)
1988 :
nombreux concerts avec orchestre (Mahler, les Gurre-Lieder) ; dernier Oktavian à Munich.
1989 :
Brangäne à Madrid et Barcelone face à l’Isolde de Caballé ; interprète Le Chant de la Terre avec Pierre Boulez à
Paris
1990 :
Mlle Clairon à Glyndebourne avec Haitink ; réalise sa première mise en scène,
La Cenerentola à Cobourg
1992 :
met en scène Der ferne Klang (Leeds),
Lulu (Innsbruck), Hänsel & Gretel (Augsbourg)
1993 :
plus de trente soirées de lieder ; met en scène Le Songe d’une nuit d’été de Britten à Amsterdam (Christine Schäfer
chante Tytania) et La Flûte à Cobourg
1994 :
chante son dernier rôle sur scène (Klytämnestra au Met sous la direction de
James Levine, avec Hildegard Behrens et Deborah Voigt) ; dernier récital
de lieder le 19 décembre ; met en scène Der Rosenkavalier à Oldenbourg
1995 :
prend la direction du Théâtre de Brunswick (Braunschweig) ; interprète le
récitant dans les Gurre-Lieder
1996 :
met en scène Don Giovanni, Tristan & Isolde, Susannah de Floyd, Sourire d’une nuit d’été de Sondheim
1997 :
met en scène Pelléas & Mélisande
et Traviata ; interprète Pierrot lunaire et les parties
narratives de La Belle Maguelone de
Brahms (déjà enregistrées dans l’intégrale du cyle avec Elisabeth Leonskaja pour
Teldec)
1998 :
met en scène Lucio Silla et Rigoletto ; soirée de « mélodrames »
à Feldkirch
1999 :
nommée intendante du Tiroler Landestheater à Innsbruck ; met en scène Orphée aux Enfers ; suivra Arabella pour Strasbourg (avec Angela Denoke
et Henriette Bonde-Hanssen)
*
Entretien de Brigitte Fassbaender avec Norman Lebrecht
réalisé pour la
BBC à Bruxelles en août 2008
Norman
Lebrecht – Quand avez-vous vu pour la première fois un opéra représenté
sur scène ?
Brigitte
Fassbaender – Je ne me souviens pas précisément. Je devais être très
jeune. La première fois que j’ai vu ma mère jouer sur scène, je devais avoir 3
ou 4 ans, et je me souviens d’avoir vu mon père sur scène après la guerre (je
devais avoir 10 ou 12 ans) dans ses rôles les plus fameux (Rigoletto, Figaro, Le Barbier, etc.). Plus tard, quand j’ai
commencé à étudier le chant avec lui, il chantait encore mais il était aussi
imprésario et directeur de l’Opéra de Nuremberg.
N.L.
– La première fois que vous avez vu votre mère sur scène, qu’avez-vous ressenti ?
« Elle est à moi » ? Ou « elle est à tous ces gens » ?
B.F. – Non, dans ce cas précis,
je me souviens que dans la pièce elle était amoureuse d’un des personnages, et
quand ils se sont embrassés, je me suis mise à crier : « Ce n’est pas
mon père ! Pourquoi est-ce que tu l’embrasses ? ». J’ai perturbé
la représentation… (elle rit). Mais j’ai
davantage vu les films qu’elle avait tournés.
N.L.
– C’était une actrice très demandée.
B.F. – Oui, elle travaillait
beaucoup à l’époque, mais surtout avant ma naissance. Car après ma naissance
elle est tombée très malade, et elle a arrêté de travailler. Sa période de
gloire au cinéma a été le début des années 30, jusqu’en 1938 ou 1939. Elle a
joué alors dans beaucoup de films. Je les ai en DVD, certains sont amusants à
regarder.
N.L.
– Quels sont vos sentiments à l’égard de votre mère ?
B.F. – (un temps) Elle me manque. J’ai de la compassion pour la vie
malheureuse, dépressive, qu’elle a eue…
N.L.
– Après vous avoir mise au monde, elle n’a plus été la même ?
B.F. – Non. Elle a failli mourir à
ma naissance…
N.L.
– Vous étiez fille unique ?
B.F. – Oui, mon père s’est marié
trois fois, et a eu un enfant à chaque mariage. Elle a failli mourir,
disais-je, et de cela je me suis sentie coupable toute ma vie.
N.L.
– Vous vous êtes retrouvée avec une énorme responsabilité, vous deviez prendre
en charge la vie qui lui était refusée ?
B.F. – Absolument. Et toutes ses
ambitions, elle les a reportées sur moi.
N.L.
– Avez-vous des souvenirs de la guerre ?
B.F. – Oh oui, beaucoup. Je me
souviens du bombardement de Berlin, qui a poussé mes parents à m’évacuer vers
Dresde, où vivaient mes grands-parents. Et là, j’ai connu le 13 février 1944 ;
je me rappelle très bien ces deux bombardements gigantesques de Dresde.
N.L.
– Parlez-moi de Dresde. Comment se passaient les bombardements ? Vos
grands-parents vous emmenaient à la cave ?
B.F. – Oui. Dans le jardin de mon
grand-père il y avait un bunker. Pendant le premier bombardement nous étions à
la cave, et puis la maison s’est effondrée, nous sommes sortis de la maison
sous les bombes, nous avons couru jusqu’au bunker où nous avons passé la nuit,
c’est comme ça que nous avons survécu. J’étais terrifiée, à cause des cris et
des pleurs des adultes ; leurs sentiments se communiquaient à moi ; j’ai
ressenti là une frayeur énorme, mais en fait quand vous êtes enfant vous sentez
d’abord la terre trembler, la maison trembler, le bunker, vous voyez le feu…
Dans ma mémoire, quand j’y repense, c’est comme des scènes dans un film, des
visions gigantesques, des images. J’en ai rêvé pendant des années et des années,
je rêvais des bruits, des bombes, des sirènes, de tout cela.
N.L.
– Et après cela vous êtes partis vers l’Ouest.
B.F. – Oui. Après les
bombardements, il ne restait plus rien, nous avons quitté Dresde à pied, avec à
peine des bagages. J’étais en pyjama (c’était arrivé au milieu de la nuit) et
pieds nus dans mes chaussons. Ma tante était assise sur les bagages dans une
petite charrette, enceinte de 8 mois. Mon grand-père poussait la charrette, ma
grand-mère et moi nous marchions à côté, et nous sommes partis. Nous avons
parcouru des kilomètres et des kilomètres, et nous sommes arrivés dans une forêt,
près d’une rivière. Les gens se réfugiaient là, pensant être plus en sécurité
près de l’eau, mais c’était une erreur, il y avait aussi des bombes au
phosphore. Toujours est-il que nous avons continué jusqu’à un village, à des
kilomètres de Dresde, où mon grand-père connaissait quelqu’un qui tenait un hôtel,
et c’est là que nous avons pu nous réfugier. Ensuite mon père est venu de
Berlin et nous a ramenés.
N.L.
– Et vous avez d’autres souvenirs de cette époque ?
B.F. – Innombrables,
innombrables. C’est l’âge où on commence à développer ses réflexions, à
ressentir plus fortement les émotions. Je me rappelle très bien quand les
Russes sont entrés dans Berlin, et les Anglais, les Français, les Américains.
N.L.
– Vous avez subi des attaques de la part des Russes ?
B.F. – Oh oui, oui… Toutes les
nuits les Russes faisaient irruption chez nous. Ma mère a été violée. Mon père
restait là à genoux, il pleurait. Mon père me disait qu’ils la forçaient à
nettoyer leurs bottes. C’est arrivé plusieurs fois. Elle en est ressortie détruite.
Ce n’est que plus tard que ma mère a dit qu’elle avait été violée à plusieurs
reprises.
Je me souviens que j’ai eu la
rougeole, et les soldats russes étaient très gentils avec les enfants. Et quand
ils arrivaient dans la maison, avec cette enfant malade dans son lit, ils me
portaient des piles de chocolat. Les Français aussi, les Anglais venaient avec
des cadeaux. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que sur ces entrefaites ils
avaient su qui était mon père. Il était capable de les tenir à distance à cause
de sa renommée. « Willy Domgraf-Fassbaender, Kammersänger de l’Opéra d’État Allemand », il avait chanté à
Glyndebourne, blablabla, c’était une vedette internationale, et donc ils le
connaissaient. Mais parfois il devait chanter pour eux, prouver en quelque
sorte qui il était. Je me rappelle bien ça : ils débarquaient à deux
heures du matin, et il devait chanter Rigoletto.
Il y a un moment que je me
rappelle en particulier, un des moments les plus forts de toute ma vie. Nous
habitions dans une maison comme locataires, il y avait une cave avec des
armoires cadenassées. Nous ne savions pas ce qu’il y avait à l’intérieur, nous
n’y touchions pas. Un jour, à midi, je jouais au jardin et soudain des soldats
russes sont arrivés. Il étaient ivres, ils ont fracturé les armoires : ils
ont trouvé des fusils, des uniformes, et des portraits de Hitler. Aussitôt ils
ont pensé que c’était à nous. Ils se sont saisis de mon père, l’ont mis contre
le mur de la maison, et alors ma mère est arrivée en courant, m’a pris la main,
nous avons rejoint mon père, elle m’a poussée contre le mur en disant « Vous
nous tuerez avec lui ! ». Un des Russes a mis en joue, le doigt sur
la gâchette. Je m’en souviens comme si c’était hier. Et là un autre soldat
russe qui passait dans la rue s’est mis à rire et à leur crier : « Laissez-les,
ces Allemands, venez ». L’autre s’est mis à rire, la crosse encore contre
l’épaule, et puis il est parti. Mon père et ma mère étaient pâles comme le mur de
la maison. Je me souviens de la scène, mais je n’avais pas idée de ce que ça
signifiait.
N.L.
– Vous rêvez encore de tout ça ?
B.F. – Plus maintenant… Je vais
probablement en rêver cette nuit (elle
rit), oui après notre conversation, probablement.
N.L.
– Dans beaucoup de familles qui ont traversé ces événements, un mur de silence
s’est installé après la guerre. Était-ce le cas chez vous ?
B.F.
– Oui. Absolument. Parce que pendant cette période horrible de l’histoire
allemande – l’époque nazie –, mes parents ont connu les plus belles années
de leur vie. Après la guerre, je ne comprenais pas pourquoi mes parents étaient
restés à Berlin, pourquoi ils n’avaient pas émigré. Ma mère disait toujours qu’ils
n’avaient nulle part où aller, avec un bébé. Pourtant mon père faisait une
carrière internationale… Je ne comprenais pas. J’ai essayé d’en parler, en
particulier quand je sortais de chez moi, mais pendant ma scolarité c’était
encore tabou – vraiment tabou. Plus tard, quand j’ai pris de plus en plus la
mesure de ce qui s’était passé, j’ai essayé d’en discuter. Que vous dirai-je ?
Ma génération a eu beaucoup de chance de ne pas avoir à vivre sous un tel régime.
N.L.
– Vous n’avez pas eu à faire le choix qui s’est présenté à vos parents. Dans
leur cas, était-ce le bon choix ou le mauvais ?
B.F. – Un choix que je ne peux
pas comprendre, que je ne comprends pas. J’entends encore dire : « Nous
ne savions pas ». Non, ils savaient. Pas tout, mais beaucoup de choses
quand même. Mais cette période affreuse, vous la traversez, vous vivez votre
vie, une vie de célébrité, de luxe, et… oui, c’est une pensée qui est parfois
insupportable.
N.L.
– Vous êtes une artiste, et à ce titre vous avez une vie d’artiste, d’imagination.
Cela signifie-t-il une fuite hors de la réalité ?
B.F. – Oui, je pense souvent que
nous sommes privilégiés de vivre dans une tour d’ivoire, mais… c’est aussi la
prison d’un artiste, parce que pour être en scène tous les soirs, pour donner
tout ce que votre art vous commande de dire, de faire, eh bien, vous êtes
toujours à vous regarder le nombril, mais c’est très confortable de vivre de la
sorte. Et c’est ainsi que j’ai vécu la plus grande partie de ma vie : j’étais
moi-même le centre de mon intérêt ; un artiste doit être le centre de son
propre intérêt. Sans cela vous ne pouvez pas donner ce que vous devez donner en
scène : c’est ce que je pense. Mais avec le recul de l’âge, avec un sens
plus exact des responsabilités – non pas seulement en ce qui me concerne mais à
l’égard des autres –, je pense qu’on commence aussi à être un peu plus
attentif à ce qui se passe dans le monde.
N.L.
– Au départ, quand vous étiez une petite fille, vous vouliez être actrice comme
votre mère, et puis vous vous rendez compte que vous avez une voix. Est-ce que
votre père a été votre seul professeur ?
B.F. – Oui, et c’était un
professeur merveilleux.
N.L.
– On peut encore le voir sur Youtube, dans le rôle de Figaro, et il a une
vivacité merveilleuse, il crève l’écran.
B.F. – Oui. Tout ce que je
sais dans cette profession, je le tiens de lui. Et quand je travaille avec des élèves
en masterclass, j’utilise encore ses expressions, ses images, ses exemples, et
j’ai remarqué avec l’expérience combien il avait le mot juste, combien il était
juste dans le ton qu’il me faisait prendre. C’était un idéal : la voix était
si saine, si brillante, d’un tel charme dans le timbre… J’adorais aussi le
timbre de sa voix parlée. Je me sens si proche de lui, toujours avec lui,
aujourd’hui encore.
N.L.
– Et ce n’était pas trop intense de travailler ainsi avec un seul professeur,
et votre propre père ?
B.F. – Non, non. J’ai essayé de
prendre des leçons avec quelqu’un d’autre, deux fois. C’était horrible, ou plutôt
comique, je ne pouvais m’empêcher de rire. Je suis partie en courant, et je
suis revenue avec lui. Mais en fait je n’ai étudié le chant que très peu d’années :
trois ans, c’est vraiment très court ! Et aussitôt j’ai eu un engagement à
l’Opéra National de Bavière à Munich. J’ai passé une audition en 1960 et en
1961 j’étais engagée pour un Page dans Lohengrin,
et immédiatement je suis passée à Nicklausse dans Les Contes d’Hoffmann.
N.L.
– Et aussitôt après le Page dans Salomé,
avec Lisa Della Casa, Astrid Varnay, Dietrich Fischer-Dieskau, et Karl Böhm à
la baguette. Ça, c’est un apprentissage de l’opéra !
B.F. – (rire) C’était merveilleux, de débuter à
Munich dans ces conditions. J’avais beaucoup de rôles à chanter : il n’y a
pas un rôle de page, de servante, de jeune fille que je n’aie pas chanté alors,
tous ces petits rôles… Le répertoire d’opéra déborde de pages et de servantes,
et je les ai tous chantés ! [Fassbaender a même interprété alors le rôle
muet de la comtesse d’Aremberg dans Don
Carlos]
N.L.
– Vous avez donc commencé à la cuisine…
B.F. – Exactement. J’ai commencé
comme garçon d’ascenseur (elle rit).
Et quand je n’étais pas sur scène en train de chanter ou simplement de jouer,
je restai à observer les grands collègues. Et quels collègues, à cette époque !
J’ai vu Hotter en Wotan, Mödl, Varnay… et tous ces grands animaux en scène, ces
éléphants (rire). Et Nilsson… et Metternich, tant d’autres.
N.L.
– La plupart devaient avoir connu votre père
B.F. – Oui. Tous étaient très
gentils avec la jeune chanteuse que j’étais. Et Birgit Nilsson, quelle collègue
merveilleuse, pleine d’humour ! C’était une grande époque. J’ai appris énormément
rien qu’en les regardant sur scène.
N.L.
– Salomé, Capriccio, Der Rosenkavalier,
Die Frau ohne Schatten, vous êtes
affirmée très tôt comme chanteuse straussienne et…
B.F. – Tatata, ce n’est allé que
très progressivement ! Dans le Rosenkavalier,
j’ai d’abord chanté une des trois orphelines nobles, et ensuite Annina, des années
durant, et enfin Oktavian, tout le temps ; c’est vraiment le rôle que j’ai
chanté dans le monde entier.
N.L.
– À Munich, on vous a dit de perdre du poids si vous vouliez chanter Oktavian
B.F. – Oui, quand j’ai auditionné
pour le rôle. J’étais disons dodue, backfisch
comme on dit en allemand. Ils m’ont examinée et ils ont dit : « OK, c’est
parfait, belle voix, c’est très bien pour un rôle de garçon, mais s’il vous plaît
il va falloir perdre un peu de poids. » Et alors a commencé un combat perpétuel…
Supprimer un kilo, et puis un autre… (elle
rit) J’adore bien manger, et j’adore ma pasta.
Quand je revenais de vacances, à chaque fois il me fallait perdre encore deux
ou trois kilos pour pouvoir entrer dans mes pantalons. C’était un combat
horrible… Quand j’ai arrêté de chanter, je peux vous dire que j’ai pris ma
revanche ! Dans une vie future, je veux être chef d’orchestre et puis aussi
pouvoir manger autant que j’en ai envie, sans monter sur la balance.
N.L.
– Vous pourriez être ténor aussi…
B.F. – (elle rit) Non merci, sans façons !
N.L.
– Vous vous êtes mariée à 21 ans. C’était trop tôt ?
B.F. – Oui, j’étais beaucoup trop
jeune. Je n’avais aucune expérience, je suis tombée amoureuse, et c’était fait.
N.L.
– C’était un metteur en scène ?
B.F. – Oui, il voulait devenir
metteur en scène, il était assistant metteur en scène [Gerhard Weitzel]. Il a
monté ses propres productions, il était talentueux. Il avait commencé comme ténor :
c’était un chanteur frustré, et qui essayait de diriger les chanteurs… Il n’a
pas tenu le coup quand ma carrière s’est développée, il ne pouvait pas…
N.L.
– Il ne pouvait pas supporter votre succès ?
B.F. – Non, en effet.
N.L.
– Combien de temps a duré votre mariage ?
B.F. – Nous sommes restés
ensemble huit ou neuf ans, et puis nous avons décidé de… Vous savez, il n’a
jamais voulu voyager avec moi, ni voulu être à mes côtés dans mes premiers succès.
C’était très dur. Il fallait donc nous séparer, et voilà.
N.L.
– On dirait que vous aviez une famille à l’Opéra de Munich, avec cet ensemble
auquel vous apparteniez…
B.F. – Pendant dix ans, je me
suis vraiment trouvée intégrée profondément à l’ensemble de l’Opéra de Munich,
et j’ai toujours des contacts avec certains collègues de la troupe d’alors.
N.L.
– Dans la hiérarchie des pouvoirs à l’opéra, est-ce que les chefs d’orchestre
ont été un problème pour vous ?
B.F. – Hmmm, non pas exactement
un « problème ». J’ai eu la très grande chance de travailler avec les
plus grands chefs. Parmi eux, il y avait bien sûr des personnalités intègres,
extraordinaires, mais la plupart des chefs sont seulement des dictateurs, pour
ainsi dire. Ils ne conçoivent pas qu’un chanteur soit un musicien comme eux.
Mais les plus grands chefs sont toujours les personnes les plus humbles.
N.L.
– À qui pensez-vous ?
B.F. – Pour moi, Rafael Kubelik,
Carlo Maria Giulini et Carlos Kleiber. Les trois sont les musiciens les plus
importants avec qui j’ai travaillé.
N.L.
– Kubelik et Giulini étaient de vrais gentlemen…
B.F.
– Ah ! merveilleux… c’étaient des êtres merveilleux.
N.L.
– Carlos Kleiber était un peu plus distant, plus difficile, en particulier avec
les musiciens d’orchestre. Il pouvait leur laisser des consignes écrites sur
des bouts de papier.
B.F. – Absolument.
N.L.
– C’était pareil avec les chanteurs ?
B.F. – Nous pouvions en rire, de
façon très compréhensive. Il était névrosé, à sa façon, mais nous l’acceptions,
parce que le soir de la représentation, dans la fosse, c’était une telle
splendeur ! Avec lui, chaque soir était une « première ». Ce n’était
jamais la routine, il avait toujours quelque chose de neuf à dire ; et ces
notes écrites que nous devions collecter, que nous trouvions dans notre loge
avant la représentation, toute une lettre parfois, ces écrits étaient plein d’un
tel désespoir… mais ce désespoir venait du fait que pour lui chaque représentation
d’opéra devait être rendue aussi parfaite et accomplie que possible.
N.L.
– Ce n’était pas égoïste.
B.F. – Non, c’était vraiment « für die Sache », pour l’amour de l’art.
Et sa direction était incroyable. Il pouvait être très différent selon les
moments. C’était un collègue charmant, il était capable de faire l’idiot, de
rire avec nous. Et pourtant, c’était une intelligence énorme. C’était vraiment
un intellectuel : il connaissait tout, et pas seulement en musique… Bref,
un homme d’exception. Mais tout à fait normal dans les relations, et même
timide : c’est aussi pour cela qu’il faisait l’idiot. Si timide, si
distant… Mais quand il montait au pupitre dans la fosse, son visage se métamorphosait,
on aurait dit qu’il n’était plus de ce monde. Il avait un tel air de liberté,
sans aucune crispation – quand il était de bonne humeur, car s’il y avait un
accroc sur scène (et il y en a toujours) il pouvait changer, mais ça ne durait
pas. C’était un musicien fanatique !
Ça montait de la fosse, ça montait jusqu’à nous, c’était … c’est
pourquoi il ne pouvait pas travailler avec n’importe qui : il lui fallait
quelqu’un qui soit sur la même longueur d’onde, qui ressente l’exécution
musicale comme lui, et alors on pouvait collaborer. C’était vraiment quelqu’un
de vraiment très spécial.
N.L.
– Dans votre vie privée, après votre divorce, vous avez eu d’autres liaisons,
souvent avec des femmes. La communauté gay vous a revendiquée comme une sorte d’icône…
B.F. – Une icône gay ?
Oh non… (elle rit). Je ne pensais pas
que vous oseriez parler de ça. Pourquoi pas ? Allons-y, je n’ai rien à
cacher. Bon, j’ai eu pas mal de liaisons avec des hommes aussi, mais c’est très
difficile de vivre avec un chanteur. C’est dur, très stressant. Et voilà que
dans ma vie il m’est arrivé de rencontrer quelqu’un qui voulait partager ma
vie, cette vie ardue ; qui voulait me protéger, me rendre service, vivre
avec moi en amitié mais aussi dans une relation amoureuse ; quelqu’un qui
me comprend, qui essaie de m’aider… Alors voilà, ça m’est arrivé. Mais pour
autant je ne me suis jamais sentie membre de la « communauté gay »,
pas du tout. Je ne me sens pas « gay » : j’aime simplement
quelqu’un.
N.L.
– Avec vos collègues, y a-t-il eu des difficultés en raison de l’identité
sexuelle ? Des discriminations ?
B.F. – (ton stupéfait) Jamais… oh non, jamais de la vie. Même dans la
position qui est la mienne aujourd’hui. Je m’entends aussi bien avec les hommes
qu’avec les femmes, ce n’est pas une « question » pour moi. Je ne
suis pas une lesbienne militante… pas du tout. Je ne l’ai jamais été. Je ne
suis même pas féministe ! (elle rit)
Je vis ma vie, et je n’accorde aucune attention à ce que les gens en disent.
Cela fait de nombreuses années que je ne cache pas la manière dont je vis. Les
gens la connaissent, la respectent. De nos jours, ce n’est plus un tabou, il me
semble… Dieu merci !
N.L.
– Vous en avez toujours parlé aussi librement ?
B.F. – En vérité, non. C’est
depuis que je vis avec cette personne, cela fait 27 ans. Ça m’a beaucoup aidée.
N.L.
– Quand votre père et votre mère sont morts, respectivement en 1978 et en 1982,
votre carrière était florissante. Cela vous a-t-il conduite à des réflexions
particulières sur votre propre vie ?
B.F. – Oui, mais il y avait d’autres
raisons. Quand mon père est mort, je traversais une expérience (Erlebnis) qui a changé ma vie. Je ne
veux pas en parler parce que c’est trop intime, ça concerne trop ma propre
mort, mais ça a changé ma vie, totalement. C’est probablement le tournant de
mon existence. Cette expérience de la perte m’a donné une force, un équilibre énormes.
De ce moment, je pense que ma vie a pris un autre cours.
N.L.
– Il y a des gens (j’en fais partie) qui vous associent d’abord au domaine du
lied, parce que vous mettez tellement d’expression, de personnalité dans vos
interprétations de Schumann, Brahms, Mahler…
B.F. – Schubert !
N.L.
– J’allais y venir… au Schwanengesang…
B.F. – Schubert, c’est l’amour de
ma vie.
N.L.
– Votre enregistrement du Schwanengesang
date de cette période de rapport intime avec la mort ?
B.F. – En fait, c’est plutôt le
cas pour le Winterreise. Le Winterreise a été pour moi le plus grand
accomplissement artistique dont j’étais capable. Toute ma vie j’ai été tourmentée
par le trac avant d’entrer en scène. Ça a toujours été très difficile pour moi
de sortir des coulisses, j’avais toujours l’impression d’être l’agneau qu’on mène
devant le sacrificateur. Mais avec le Winterreise
j’ai toujours aimé le moment où j’arrivais devant le public et commençais à
chanter. Le Winterreise, c’est
quelque chose de vraiment très spécial, je ne saurais pas vraiment l’expliquer,
je ne sais pas. C’est quelque chose par quoi je me sens profondément inscrite
dans ce cycle, même si je suis une femme qui chante l’histoire d’un homme…
N.L.
– Il est très inhabituel que ce cycle soit chanté par une femme. Est-ce que
parce que vous vous retrouvez dans le rôle de votre père ? que vous
prononcez les mêmes mots en chantant, comme si…
B.F. – Je n’avais pas pensé à
cela. Peut-être. Mais le monde de cet homme m’est tellement familier, ce que le
Voyageur doit traverser, ce qu’il doit endurer… cette épreuve du désespoir,
mais aussi cette énorme capacité à surmonter le désespoir par une philosophie
de la vie, à un autre niveau de l’existence. Vous sentez ça même quand vous
chantez le cycle, et pas seulement quand vous réfléchissez sur l’œuvre. C’est
un de ces moments (j’en ai fait l’expérience tout particulièrement avec le Winterreise) où vous sentez le troisième
œil s’ouvrir sur votre front. Vous êtes concentré, vous regardez tellement
profond en vous-même et dans l’œuvre que vous n’êtes plus au même niveau que l’humanité
ordinaire. Vous êtes ailleurs, où vous n’allez pas rester – vous devez en
revenir –, et je n’ai jamais pu…
N.L.
– Vous vous regardez vous-même de l’extérieur chanter le Winterreise ?
B.F. – Oui, mais il y a encore
autre chose. Quand la technique du chant, l’émotion, etc., quand tout est là
ensemble, et aussi ce dedans de l’œuvre, alors vous vous sentez comme hors de
vous-même, et c’est un sentiment merveilleux. Même si vous êtes un chanteur
extrêmement conscient de son art, de sa technique – et c’est ce à quoi je me
suis toujours efforcée, à me contrôler quand je chante –, dans le cas présent
il n’est plus nécessaire de veiller à ce contrôle de vous-même. Vous ne perdez
pas la discipline, vous n’y pensez plus : ça arrive, quelque chose
arrive, et vous vous y pliez. Ce n’est pas souvent que cela se produit dans une
vie de chanteur, et quand cela se produit, c’est merveilleux. C’est pour cela
qu’on fait ce métier, c’est toujours cela qu’on cherche.
N.L.
– Comment avez-vous su, en 1994, qu’il était temps de vous arrêter de chanter ?
B.F. – Parce que ça devenait de
plus en plus difficile. Dans la vie d’une chanteuse arrive le temps de la ménopause,
et alors vous vous trouvez tellement dépendante de ce qui arrive à votre corps,
à vos muscles, et vous ne pouvez plus compter sur votre voix. Vous vous réveillez
le matin – le soir vous devez chanter en récital ou à l’opéra – et la
voix n’est plus là. Alors vous devez la retrouver, la récupérer… La plupart du
temps, elle est éraillée, et vous devez vous démener pour la remettre en bonne
forme. C’est épouvantable. J’ai commencé à connaître ça, et je peux vous dire
que ce n’est pas une sensation agréable. (rire)
Par ailleurs, j’ai toujours souhaité m’arrêter à une sorte d’apogée, éviter de
m’arrêter parce que les gens commencent à dire que vous n’êtes plus à la
hauteur, que les critiques s’y mettent… Je voulais vraiment éviter d’en arriver
là.
Il se trouve aussi que j’avais
commencé à faire des mises en scène, depuis plusieurs années, et cette double
activité, chanter et mettre en scène, m’obligeait à changer constamment de
position et c’était aussi très stressant. À un moment, j’ai senti que j’avais
fait mon temps comme chanteuse, et je voulais découvrir une autre dimension de
la vie du théâtre. Voilà. Et il se trouve qu’une semaine après avoir mis un
terme à ma carrière de cantatrice, je recevais une proposition de l’Opéra de
Brunswick (Braunschweig) : « Voulez-vous diriger notre théâtre ? »
J’ai répondu que non, que j’en étais incapable, que j’allais réfléchir à qui
pourrait les aider… et puis à la réflexion je me suis dit que je devrais
essayer. Et c’est ce que j’ai fait. (Elle
rit.) Heureusement je n’étais pas seule, j’ai été aidée, et j’ai énormément
appris lors de ces deux années. Autrement, je n’aurais pas osé prolonger mon
activité d’intendante à Innsbruck.
N.L.
– Il faut des qualités particulières pour diriger un opéra ?
B.F. – Absolument. J’ai fait des
mises en scènes pendant cinq ans pour de petits théâtres, dans le monde entier,
mais c’est différent. Vous avez beau avoir trente ans de carrière comme
chanteur, vous ne savez pas ce que cela signifie, d’assumer la responsabilité
de toute une production, de travailler avec le décorateur, avec les chœurs,
avec l’intendance, etc. Vous devez tout coordonner, et réussir.
N.L.
– C’est-à-dire que vous êtes responsable de l’ensemble de la compagnie, c’est
beaucoup plus exposé.
B.F. – Oui, vous avez la
responsabilité de quatre cents personnes.
N.L. – Comment avez-vous acquis l’habileté
nécessaire à ce genre d’intendance ?
B.F. – Aucune idée… J’ai toujours
aimé les défis. J’ai eu autour de moi des gens loyaux, ils m’ont beaucoup aidé,
j’ai beaucoup appris. Je discute et je pose des questions : je n’ai pas de
scrupule à demander quand je ne sais pas. Et puis, vous savez, il n’y a pas que
de l’opéra dans ce théâtre : nous produisons aussi des spectacles chorégraphiques
(nous avons une compagnie de danseurs) et du théâtre parlé. L’opéra ne représente
qu’une partie de la programmation. Je suis régisseuse pour l’opéra et
intendante générale ; il y a aussi un régisseur pour le théâtre et un chorégraphe,
mais c’est moi le boss (elle rit). C’est
ça, le défi : je suis à l’écoute de tout le monde, je me sens vraiment en
position de créer un ensemble, de veiller sur de jeunes talents, de les guider
vers leur répertoire. Je les cornaque, comme disent les professeurs. C’est un
travail fantastique, et très créatif. Je pense de toute façon que je ne
pourrais pas vivre sans créer. C’est ça, ma vie. J’ai besoin qu’on m’aide tout
le temps dans la vie normale (rire)
mais sur la scène, dans le théâtre, je me sens chez moi. C’est horrible… revoilà
la tour d’ivoire, mais dans mon cas particulier avec quelques fenêtres, çà et là.
Mais je sais exactement à quel point exercer ce genre de métier est un privilège.
N.L.
– Une partie de votre programmation lyrique inclut toujours une ou deux comédies
musicales.
B.F. – Oui, j’aime beaucoup la
comédie musicale.
N.L.
– Sondheim, par exemple.
B.F. – J’ai même mis en scène un
Sondheim : A Little Night Music.
C’est une musique merveilleuse. J’aimerais monter d’autres Sondheim, mais étrangement
il n’a pas autant de succès que Lloyd Webber, par exemple. Le public raffole de
ses comédies musicales, Evita ou Jésus-Christ Superstar, que
personnellement je préfère à Evita.
Ces sortes de spectacles attirent le public en foule : les gens adorent ça,
c’est plein tous les soirs. La comédie musicale est en vogue, et je dois en
programmer. Cela permet de monter Pelléas,
ou Le Tour d’écrou, cette œuvre
incroyable.
N.L.
– Qu’en est-il des chanteurs aujourd’hui ? Ont-ils les qualités que vous
avez pu avoir à vos débuts ? Ont-ils les qualités que vous attendez quand
vous montez un opéra ?
B.F. – Hmmm… non. Ce que je trouve
dans la jeune génération de chanteurs, c’est qu’ils n’osent plus être eux-mêmes
sur scène. Ils n’ont pas de personnalité marquée, ils manquent de sensibilité
en un sens ; ils chantent tous de la même façon, parce qu’ils ne cherchent
qu’une seule chose : la perfection, mais de telle sorte que leur goût
musical est déterminé par les médias, par ce que les médias diffusent à
longueur de temps : quelque chose de lisse, mais sans émotion, sans
puissance expressive, sans désir d’essayer quelque chose vraiment
N.L.
– Est-ce en raison de l’enseignement qu’ils ont reçu ?
B.F. – Je ne sais pas.
Franchement, je crois que les professeurs ne ménagent pas leurs efforts pour
sortir quelque chose de ces jeunes chanteurs, mais vous êtes un bon professeur
quand vous avez déjà un bon matériau, une bonne voix entre les mains, si je
puis dire ; quand vous travaillez avec quelqu’un de réellement doué. Mais
d’eux-mêmes, ils ne se risquent plus à quelque chose de singulier. Ils se
tiennent là, comme des top-models… Ils veulent tous ressembler à des top-models…
genre Netrebko… Time… et ils veulent
juste chanter aussi joliment que possible… nice
and pretty.
N.L.
– Que leur manque-t-il ?
B.F. – L’individualité… un timbre
à eux… que vous dire ?… ils se ressemblent tous.
N.L.
– L’intendante d’Innsbruck que vous êtes regarde-t-elle Placido Domingo et le
budget hollywoodien de sa maison d’opéra avec envie ?
B.F. – Mais bien sûr. (Elle rit.) De fait mon budget est très
restreint, et avec ce budget nous avons du mérite d’offrir le meilleur que nous
pouvons. J’aimerais tant avoir un peu plus d’argent : d’abord pour payer
davantage les chanteurs, les acteurs ou les danseurs, à la hauteur du respect
que j’ai pour leur travail, et puis aussi afin de pouvoir attirer quelques
grands noms, pour la mise en scène par exemple. Je suis en mesure d’inviter un
certain nombre de bons metteurs en scène, mais pas les plus célèbres, et j’aimerais
pouvoir montrer cette différence… si du moins il y a une différence, ce dont je
ne suis pas bien convaincue… Car quand vous allez assister à une représentation
à l’Opéra de Vienne ou dans une autre grande maison, c’est souvent très mal
foutu, ou très routinier, même pour la distribution : ce n’est pas ce qu’on
peut espérer pour le prix qu’on paye. Dans un théâtre modeste comme le nôtre,
on se démène pour offrir la plus grande qualité, avec les contraintes qui sont
les nôtres…
N.L.
– Avec une troupe permanente…
B.F. – Oui, absolument. Je crois
profondément dans les vertus de la troupe, aussi pour donner à un jeune
chanteur le temps de se développer et de trouver son répertoire, au lieu d’être
aussitôt poussé dans une « carrière » dont il n’a pas les moyens, ni
vocalement ni en termes de personnalité.
N.L.
– Et donc chaque année vous travaillez avec les chanteurs à la régie ?
B.F. – Par mon contrat je suis
tenue à deux mises en scène par an, mais parfois il y en a une troisième parce
que je me suis mise au théâtre parlé. J’ai mis en scène Alan Ayckbourn, Absurd person singular.
N.L.
– Le public d’Innsbruck a apprécié ?
B.F. – Plus ou moins… ce n’est
pas exactement leur univers, mais c’est le mien (rire). J’ai adoré ça.
N.L.
– Et maintenant votre prochain défi, c’est la direction du Festival Richard
Strauss à Garmisch-Partenkirchen.
B.F. – C’est un petit festival,
une semaine en juin, mais d’un niveau artistique élevé. Il existe depuis vingt
ans, mais comme mes prédécesseurs ont fait un excellent travail, je dois être
très ambitieuse pour être à la hauteur.
N.L.
– Y a-t-il encore des aspects de l’œuvre de Richard Strauss à découvrir ?
B.F. – On essaie de jouer l’ensemble
de ses œuvres, dans cet endroit où il a aimé vivre. C’est un paysage
extraordinaire, une petite ville, des montagnes superbes, l’attrait touristique
est certain.
N.L.
– Brigitte Fassbaender, directrice du festival, fait ses débuts à 70 ans. Mais
personne ne va croire ça !
B.F. – J’espère bien ! Je
fais tout pour qu’on ne le croie pas (rire).
Je n’ai pas l’impression d’être septuagénaire, vous savez. Que représente l’âge
de 70 ans aujourd’hui, quand vous pouvez être plein d’énergie, d’imagination,
et du moment que vous êtes en bonne santé et de sens rassis ? J’essaie de
donner de mon mieux ce dont je suis capable, même à mon âge.
N.L.
– Quel conseil donneriez-vous à un jeune mezzo-soprano ?
B.F. – Restez mezzo-soprano !
N’ambitionnez pas de devenir soprano, restez dans votre partie (Fach) et avec votre capacité, ne forcez
pas votre aigu, fiez-vous à votre timbre de mezzo – si vous avez un tel
timbre. Restez mezzo. La plupart de celles qui se rêvent soprano se lancent
trop tôt et n’atteignent jamais la qualité de tessiture d’un vrai soprano,
quels que soient leurs efforts. Je me demande d’où vient cette fascination… Il
y a des rôles fantastiques pour mezzo. Voilà mon conseil. Je suis vraiment frustrée
de ne plus entendre de vraie voix de mezzo, avec un timbre sombre, des couleurs
profondes… ou un vrai alto… est-ce que ça existe encore ? Si vous avez
cette voix, travaillez-la jusqu’à votre dernier souffle.
N.L.
– Le bonheur, c’est être un vrai mezzo-soprano ?
B.F. – (Elle rit.) Je n’en sais rien. Je désirais tant chanter Tosca ou Fidelio, mais ce n’était pas pour moi.