Le 11 novembre 1958, Elisabeth
Grümmer enregistrait en studio à Berlin une poignée de lieder de Schubert et de
Brahms avec Gerald Moore. Étrange coïncidence pour celle qui était née en mars
1911 à Yutz-Basse, dans une Lorraine encore rattachée à l’Allemagne. Ce fut la
seule fois où sa maison de disques (Electrola) lui donnait l’occasion de
laisser un témoignage dans le lied. Au même moment His Master’s Voice prenait
soin des disques d’une autre Élisabeth. Et quand EMI gouverna les deux labels,
il ne se trouva personne pour rééditer les lieder de Grümmer (demandez-vous
pourquoi) et c’est grâce à Testament, qui avait acquis une licence, que ces
enregistrements purent être enfin diffusés largement à partir de 1996.
Le programme rassemble des lieder
fréquemment chantés et gravés. Pour ce qui concerne Schubert, connaît-on
interprétation plus frémissante et fluide, chantée avec plus d’art et de
naturel tout ensemble, plus souriante et plus profonde ? Auf dem Wasser zu singen par exemple est
exceptionnel, réussite absolue. Et que dire de la grande berceuse, non pas
celle que tout le monde connaît, mais celle qui se développe sur cinq minutes
(D. 867) ? Là encore, on oublie les prouesses de ligne et de souffle
tant cette interprétation respire la poésie et le sentiment intime, avec une
douceur amie de la grandeur autant que de l’humilité. Mais dans cette série
Schubert, il y a un autre chant du berceau, un lied quasiment absent des
programmes au disque comme au concert, et l’on se dit forcément que Grümmer
devait y être particulièrement attachée pour l’avoir inséré entre la Truite et
Suleika.
Karl Gottfried von Leitner
Vor meiner Wiege
Das also, das ist der enge Schrein,
Da lag ich einstens als Kind darein,
Da lag ich gebrechlich, hilflos und stumm
Und zog nur zum Weinen die Lippen krumm.
Ich konnte nichts fassen mit
Händchen zart,
Und war doch gebunden nach Schelmenart ;
Ich hatte Füßchen und lag doch wie lahm,
Bis Mutter an ihre Brust mich nahm.
Dann lachte ich saugend zu ihr empor
Sie sang mir von Rosen und Engeln vor,
Sie sang und sie wiegte mich singend in Ruh,
Und küßte mir liebend die Augen zu.
Sie spannte aus Seide, gar dämmerig
grün,
Ein kühliges Zelt hoch über mich hin.
Wo find ich nur wieder solch friedlich Gemach ?
Vielleicht, wenn das grüne Gras mein Dach !
O Mutter, lieb’ Mutter, bleib lange
noch hier !
Wer sänge dann tröstlich von Engeln mir ?
Wer küßte mir liebend die Augen zu
Zur langen, zur letzen und tiefesten Ruh’ ?
Le voilà donc, cet étroit caisson,
où j’étais couché tout enfant autrefois.
C’est là que j’étais couché, vulnérable et privé de parole,
ne remuant les lèvres que pour
pleurer.
Je ne pouvais rien saisir avec mes
mains débiles,
et pourtant j’étais attaché comme un
garnement ;
j’avais de petits pieds, mais je gisais
comme un paralytique,
jusqu’à ce que ma mère me prît sur
son sein.
Alors je tétais, je riais en levant
les yeux vers elle,
Elle me chantait des histoires de
roses et d’anges,
Elle chantait, et en chantant elle
me berçait en repos,
et déposait sur mes yeux un baiser
aimant.
Au-dessus de moi, elle tirait un frais rideau de soie,
d’un vert sombre.
Où retrouver maintenant un réduit si
paisible ?
Peut-être quand l’herbe verte me
servira de toit.
Ô ma mère, ma mère bien-aimée, reste
encore longtemps ici !
Qui pourrait me consoler par des
chansons angéliques ?
Qui pourrait baiser mes paupières
avec un tel amour
Pour me donner un long, un ultime et
profond repos ?
C'est en 1827, l’année précédant celle de sa propre mort, Schubert a composé ce lied D. 927 sur un poème
de Karl Gottfried von Leitner, qui fournit aussi le texte de lieder aussi fascinants que Der Winterabend, Die Sterne ou Des Fischers Liebesglück. Comme le titre l’indique, il s’agit d’une
méditation de l’adulte devant son ancien berceau : nostalgie de l’enfance
(au sens littéral : d’un stade antérieur au langage), nostalgie de la mère
ou plutôt d’une communication absolue avec la mère, nostalgie d’un repos
immobile. Le lied s’achève ainsi sur une invocation à la mère défunte (le texte
le suggère sans l’expliciter vraiment) tandis qu’au repos parfait de l’enfant
se superpose celui de la mort, seule équivalence possible. Très étonnante est
ainsi l’inflexion du poème qui se soustrait à l’écueil d’une évocation du bébé
– vulnérable aux attendrissements en tout genre, et donc à la niaiserie –
pour dessiner dans la terre et la tombe un horizon inattendu. Au lieu de la mièvrerie
redoutée, c’est le désir de mort qui fait entendre sa voix énigmatique.
Dans les deux premières strophes,
Schubert cultive un style empreint de gravité, pour ne pas dire de sévérité,
avec ses fausses allures de choral. La mention de la mère fait alors s’élever
le pur lyrisme du chant, avec de discrets ornements de la ligne vocale.
L’évocation de la berceuse redouble de tendresse, y compris à la partie de
piano. Mais cette source chantante se tarit sur les vers qui font succéder à la
représentation du passé l’expression du manque : « Wo find ich nun wieder… ? » – « Où la
retrouver désormais ? ». Mais l’élégie glisse aussitôt vers l’image
funèbre du cimetière, allusive, et d’autant plus forte. Alors la voix se fige
sur un homéotéleute « das Gras mein Dach » — et la musique
s’arrête dans ce silence. Ce qu’exprime alors Grümmer défie le commentaire. Ce
n’est pas de l’effroi, à peine de la stupeur, un vacillement, l’expression d’un
désir. Comme si reposer dans l’herbe, ce plaisir de communier avec la nature au
printemps ou en été qu'expriment d’autres lieder, laissait place à
l’attrait de l’ensevelissement.
Mais la musique reprend pour la
dernière strophe, pour cette apostrophe affective à la mère qui coïncide pour
le coup avec la gravité pénétrante du début du lied, dont Schubert répète la
musique, et dans l’écriture verticale du piano passe désormais quelque chose
d’un chant d’église funèbre. Sauf que la voix semble s’élever en pleine lumière
sur l’expression superlative de la profondeur : tiefesten. On se dit alors que ce texte et la musique qui lui donne
sa résonance sont d’un caractère typiquement germanique, dans ce mélange de
tendresse puérile, un peu bourgeoise, et d’intensité libidinale, qui ose
confondre le berceau et la tombe, mais de manière plus subtile que dans le
morbide Muttertraum que Schumann a
emprunté à Andersen par le truchement de Chamisso. Là des corbeaux se
promettent pour pâture le petit enfant que sa mère contemple et embrasse dans son
berceau.
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