« M. Rameau, dans quelques-unes de ses ouvertures, a voulu peindre ; ce ne sont pas celles où il a le mieux réussi ; cette observation est importante, parce qu’elle en amène d’autres utiles à l’art.
Rien de si dangereux, j’ose
l’avancer, que ce projet formé de peindre, surtout en symphonie. Cette
intention ne sert qu’à gêner l’imagination du Musicien, à la fixer sur quelques
petites ressemblances douteuses auxquelles il sacrifie tout, & à le
distraire des recherches de la belle mélodie, qui seule constitue la véritable
Musique, tient lieu de toutes les peintures, ou si l’on veut, en est toujours
une. Ce sentiment paradoxal pour bien des gens, aurait besoin d’être discuté
longuement. C’est ce que j’espère faire un jour. Ici j’en indiquerai seulement
la probabilité, & pour ne point m’écarter de mon sujet, je ne le ferai que
par des exemples tirés de M. Rameau.
L’ouverture de Naïs peint, dit-on, l’attaque des
Titans. En ce cas on doit y entendre les cris séditieux de ces enfants de la
Terre ; y voir les rochers déracinés par leurs mains, s’amonceler comme
les nuages dans la tempête. Que l’on me fasse entrevoir ces tableaux, non pas
tracés, mais indiqués par un seul passage de l’ouverture citée, & je passe
condamnation. Cette ouverture, selon moi, est une mélodie forte, hardie, &
dont le caractère tranchant & particulier est renforcé par quelques
pratiques d’harmonie extraordinaires. Les personnes trop peu exercées pour
saisir cette mélodie, disent qu’elle est baroque (1) ; celles qui peuvent la
sentir, la trouvent neuve & fortement pensée, ils en sont émus : &
ces intonations âpres & sauvages, ces passages brusqués, cette harmonie
hérissée, si j’ose parler ainsi, leur semblent une analogie plus que suffisante
avec le combat des Titans qui occupe leurs regards. Cette analogie est la seule
peinture que la Musique dût nous offrir, je ne pense pas que le Musicien en ait
eu d’autre en vue ; en voulant peindre davantage, il eût moins chanté
peut-être, dès lors il eût moins peint ; car peindre en musique, c’est
chanter, & sans mélodie point de musique.
Que dirait-on d’un Peintre qui,
avec le secours de ses pinceaux, prétendrait rendre, exprimer l’harmonie d’un
beau Concert ? Eh pourquoi jugeons-nous différemment d’un Musicien qui
avec des sons veut peindre ce qui ne tombe que sous le sens de la vue ?
Qu’on y prenne garde, dès qu’il conçoit un projet semblable, sans s’en
apercevoir, il travaille pour les yeux plus que pour l’oreille ; s’il
peint l’onde agitée, l’alignement des notes décrit la ligne courbe des
vagues ; s’il peint un feu d’artifice comme dans Acanthe & Céphise, on voit les notes s’élever comme autant de
fusées. N’est-il pas insensé d’appliquer à un sens ce qui convient à un autre,
& n’est-ce pas dénaturer l’art des sons que de le soumettre aux yeux ?
Que résulte-t-il de cette violence qu’on lui fait éprouver ? Des chants
contraints que la nature n’a point inspirés, & qui n’arrivent point jusqu’à
l’âme. L’ouverture d’Acanthe a beau
rendre parfaitement le cri de vive le Roi,
& la succession des fusées, on y regrette une mélodie vraie qui inspirât la
joie convenable à une fête, puisque c’est une fête qu’on voulait peindre.
Avant de terminer cette
digression, je rapporterai un fait qui y revient, & qui tient aux ouvrages
de M. Rameau : il y a quelques années, j’entendais avec plusieurs
personnes Musiciennes, un Concert nocturne ; la salle du Concert était
ouverte de tous côtés, nous étions dehors, & il faisait un orage
épouvantable. On exécuta l’ouverture de Pygmalion,
& au fortissime de la reprise il
survint un éclair terrible, accompagnés d’éclats de tonnerre ; nous fûmes
tous frappés au même instant du rapport merveilleux qui se trouvait entre la
tempête & la Musique ; assurément ce rapport n’a pas été cherché par
le Musicien, il ne l’y a pas même soupçonné. Ce qu’il a conçu comme une
symphonie brillante, devint pour nous un tableau par le hasard des
circonstances ; on fait dire presque tout ce que l’on veut à la Musique qui chante ; celle qui manque de
cet avantage, imitât-elle d’ailleurs, pèche dans son essence ; c’est
toujours l’image très imparfaite d’un objet contrefait & grimaçant sous un
pinceau grotesque. »
Michel de Chabanon, Éloge de M. Rameau, 1764
(1) Le qualificatif baroque, dans un sens alors péjoratif,
apparaît à propos du Dardanus de
Rameau dans un poème satirique de Jean-Baptiste Rousseau :
« Distillateur d’accords baroques / Dont tant d’idiots sont
férus, / Chez les Thraces et les Iroques / Portez vos opéras
bourrus. / Malgré votre art hétérogène / Lully de la lyrique
scène / Est toujours l’unique soutien ».
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