In stiller Nacht : dans le silence de la nuit. Avec ce lied
qui fait partie des Deutsche Volkslieder
de Brahms, on entre doucement dans ce que sa musique a de plus profond et de
plus immédiat. Mélancolie nocturne, et même tristesse, mais dont le lyrisme profond
est pour ainsi dire limpide. Irmgard Seefried le chantait souvent, avec
d’autres Volkslieder comme Da unten im Tale ou Die Trauernde. Lucia Popp en faisait volontiers la fin d’un
récital. Car quelle musique pourrait succéder dignement à ceci ?
In
stiller Nacht, zur ersten Wacht,
Dans le
silence de la nuit, à la première veille,
Ein Stimm’ begunnt zu klagen,
Une voix
plaintive se fit entendre,
Der nächt’ge Wind hat süß und lind
Le vent
nocturne, doux et caressant,
Zu mir den Klang getragen.
En a porté
le son jusqu’à moi.
Von
herben Leid und Traurigkeit
De rude
douleur et de tristesse
Ist mir das Herz zerflossen,
Mon cœur s’est
fondu en eau,
Die Blümelein, mit Tränen rein
Les fleurettes
ont reçu les larmes pures
Hab’ich sie all’ begossen.
Que j’ai
répandues sur elles toutes.
Der schöne Mon will untergohn,
La belle
lune va sombrer,
Vor Leid nicht mehr mag scheinen,
La douleur
l’empêche de briller plus longtemps,
Die Sterne lan ihr Glitzen stahn,
Les
étoiles scintillent toujours,
Mit mir sie wollen weinen.
Comme si
elles voulaient pleurer avec moi.
Kein Vogelsang noch Freudenklang
Aucun
chant d’oiseau, aucun son joyeux
Man höret in den Lüften,
Ne se fait
entendre dans les airs.
Die wilden Tier’ trauern auch mit mir
Les bêtes sauvages
aussi se désolent avec moi
In Steinen und in Klüften.
Parmi les rochers et les gouffres.
La concentration de l’expression
ne dérange pas la fluidité naturelle du chant, et la musique de la première
strophe épouse clairement la carrure des 8 vers avant d’être répétée pour la
seconde. Priorité à une simplicité d’allure qui rend le commentaire périlleux,
et sans doute vain pour ce qui est de la musique. Restent les vers. Le poème
allemand, qui présente certains formes lexicales archaïques, est construit sur
une alternance de vers rimés, de rythme iambique, à 4 accents (v. 1, 3, 5,
etc.) et à 3 accents (v. 2, 4, 6, etc.). Pour le premier type, avec syllabe
finale systématiquement accentuée, on remarque la présence d’une rime
intérieure qui renforce leur cohésion rythmique (puisque la rime participe du
rythme : c’est le même mot à l’origine). Dans tous les vers à numéro
impair, la quatrième syllabe rime avec la dernière.
Ce redoublement des sonorités
renvoie ainsi aux tournures de l’ancienne poésie allemande, se retrouvant dans
la poésie cultivée comme dans les formes issue du fonds populaire. Rien là d’étonnant
puisqu’on est en l’occurrence dans le champ du Volkslied, de ce style « naïf » (c’est-à-dire, au sens
premier, en prise avec la pureté de l’originel), de cette voix sans âge et
toujours vivante qui a conditionné toute la poésie romantique allemande.
Mais observons la petite
scénographie que dessine le poème. Énoncé à la première personne, le poème fait
surgir un sujet parlant indéfini, ou plutôt caractérisé par son affect (la
tristesse, les larmes) et par son insertion dans un espace nocturne. Cet espace
est lui-même ambigu : la première strophe associe la sérénité et la
douceur du vent à l’émergence d’une plainte ; la seconde tempère ce que le
paysage peut avoir d’inquiétant (lune, rochers, gouffres, bêtes sauvages :
c’est un locus terribilis conforme à
la tradition classique) par l’empathie de la nature avec la douleur du sujet.
Dès lors, à lire le poème et à écouter le lied, on se dit que ce Volkslied rejoint une scénographie
romantique bien répertoriée, où la nature consolante adoucit la dysphorie de
l’être souffrant. Reste l’étrangeté
de cette « voix » non identifiée qui résonne au second vers dans le
silence de la nuit et détermine le climat expressif de la suite : d’où
vient cette plainte qui semble au principe de la désolation du sujet, lui-même
ému aux larmes comme par sympathie ? Cette voix étrange est-elle comme la
voix formidable sortie des profondeurs de la terre ou de la mer dans le récit
de Théramène chez Racine, et dont nul ne pourrait dire ce qu’elle est au juste,
ni quelle est sa source ? Le mystère de cette voix première
(« ein’ Stimm’») tient en fait à
une énigme qui concerne le poème lui-même. S’agit-il de ces vers anciens de la
tradition populaire que les Allemands ont tant aimé mettre en musique, jusqu’au
Knaben Wunderhorn de Mahler ?
Précisément pas.
En 1894, Max Kalbeck, ami de Brahms destiné à devenir son
biographe, demanda au compositeur quelle avait été la source des vers de ce
lied. Pour toute réponse, Brahms lui assura qu’on ne trouverait pas le poème
parmi ses livres. Ce n’est qu’en 1898 que Gustav Ophuls leva le lièvre en
préparant une anthologie des lieder de Brahms (mort l’année précédente). Ophuls
tomba en effet sur le poème en quatrains d’un jésuite de la première moitié du
XVIIe siècle, Friedrich von Spee, qui met en scène les plaintes du Christ au
Mont des Oliviers, et dont les deux premiers vers lui rappelèrent aussitôt le
lied In stiller Nacht. Bien plus, il
se rendit compte que la seconde strophe du lied provenait des 8 derniers vers
du poème, où ils sont mis dans la bouche du Fils de Dieu. Voici le poème de
Spee intégralement :
Traurgesang von der Not
Christi am Ölberg in dem Garten
Déploration de la détresse du Christ au jardin
des Oliviers
Bei stiller
Nacht, zur ersten Wacht
Par une nuit
silencieuse, à la première veille,
Ein Stimm sich gund zu klagen ;
Une voix plaintive se
mit à résonner ;
Ich nahm in acht, was die doch sagt ;
Je prêtai attention à
ce qu’elle disait ;
Tat hin mit Augen schlagen.
Je cherchai des yeux d’où
elle venait.
Ein junges Blut, von Sitten gut,
Un jeune homme de noble
apparence,
Alleinig, ohn Gefährten,
Seul, sans compagnons,
In großer Not, fast halber tot,
Dans une grande
détresse, à moitié mort déjà,
Im Garten lag auf Erden.
Gisait sur la terre du
jardin.
Es war der liebe Gottessohn,
C’était le Bien-Aimé,
le Fils de Dieu,
Sein Haupt hat er in Armen,
Tenant sa tête dans
les mains,
Viel weiß- und bleicher als der Mon,
Bien plus blanc et
pâle que la lune,
Ein Stein es möcht erbarmen.
Capable de faire pitié
aux pierres.
„Ach, Vater, liebster Vater mein,
« Oh, mon Père,
mon très cher Père,
Und muß den Kelch ich trinken ?
Il faut donc que je
boive ce calice ?
Und mags dann ja nit anders sein?
Il ne peut donc pas en
être autrement ?
Mein Seel nit laß versinken !“
Ne laisse pas mon âme
sombrer ! »
„Ach, liebes Kind, trink aus
geschwind ;
« Oh, mon cher
enfant, hâte-toi de le boire ;
Dirs laß in Treuen sagen :
Écoute
fidèlement :
Sei wohl
gesinnt, bald überwind,
Sois de bonne volonté,
ressaisis-toi vite,
Den Handel mußt du wagen.“
Tu dois oser ce
sacrifice. »
„Ach, Vater mein, und kanns nit sein,
« Oh, mon Père, j’obéirai,
Und muß ichs je dann wagen,
Et j’oserai faire
cela,
Will trinken rein, den Kelch allein,
Je vais boire jusqu’au
bout le calice,
Kann dirs ja nit versagen.
Je ne puis te le
refuser.
Doch Sinn und Mut erschrecken tut,
Pourtant mon esprit et
mon courage sont saisis d’effroi,
Soll ich mein Leben lassen ?
Faut-il que j’abandonne
la vie ?
O bitter Tod ! mein Angst und Not
Ô mort amère ! ma
peur et ma détresse
Ist über alle Maßen.
Passent toute mesure.
Maria zart, jungfräulich Art,
Tendre Marie, vierge
pure,
Sollst du mein Schmerzen wissen,
Si tu connaissais mes
souffrances,
Mein Leiden hart zu dieser Fahrt,
La violence de ma
douleur au moment de partir,
Dein Herz wär schon gerissen.
Cela t’arracherait le
cœur.
Ach, Mutter mein, bin ja kein Stein,
Oh, ma Mère, je ne
suis pas de pierre,
Das Herz mir durft zerspringen ;
Mon cœur est près d’éclater ;
Sehr große Pein muß nehmen ein,
Si grand est le
tourment que je dois recevoir,
Mit Tod und Marter ringen.
Aux prises avec la
mort et le martyre.
Ade, ade, zu guter Nacht,
Adieu, adieu donc,
bonne nuit,
Maria Mutter milde !
Marie, Mère de
douceur !
Ist niemand, der denn mit mir wacht
N’y a-t-il personne
pour veiller avec moi
In dieser Wüsten wilde ?
Dans ce désert affreux
?
Ein Kreuz mir
vor den Augen schwebt,
Une croix flotte
devant mes yeux,
O weh der Pein
und Schmerzen !
Hélas, ô tourment, ô
douleurs !
Dran soll ich
morgen wern erhebt,
Demain il faudra que j’y
sois accroché,
Das greifet mir
zum Herzen.
Mon cœur en est saisi
d’horreur.
Viel Ruten,
Geißel, Skorpion
Des verges, des
fouets, des scorpions
In meinen Ohren
sausen :
Crissent en foule à
mes oreilles :
Auch kommt mir
vor ein dörnen Kron ;
Voici même une
couronne d’épines qu’on me tend ;
O Gott, wem
wollt nit grausen !
Ô Dieu, qui ne s’épouvanterait
pas !
Zu Gott ich hab
gerufen zwar
Vers Dieu j’ai crié en
effet
Aus tiefen
Todesbanden :
Du fond de la mort qui
me lie :
Dennoch ich
bleib verlassen gar,
Mais je reste dans l’abandon,
Ist Hilf noch
Trost vorhanden.
Privé d’assistance et
de consolation.
Der schöne Mon will untergohn,
La belle lune va
sombrer,
Vor Leid nit mehr mag scheinen ;
La douleur l’empêche
de briller plus longtemps ;
Die Sternen lan ihr Glitzen stahn,
Les étoiles
scintillent toujours,
Mit mir sie wollen weinen.
Comme si elles
voulaient pleurer avec moi.
Kein Vogelsang noch Freudenklang
Aucun chant d’oiseau,
aucun son joyeux
Man höret in den Lüften,
Ne se fait entendre
dans les airs.
Die wilden Tier traurn auch mit mir
Les bêtes sauvages
aussi se désolent avec moi
In Steinen und in Klüften.“
Parmi les rochers et
les gouffres. »
Ce Trauergesang fut d’abord publié à Cologne en 1635, avant d’être intégré par Spee à son célèbre recueil de poésie allégorique et mystique Trutz Nachtigall (1649). Le poème est caractéristique de la poésie baroque d’inspiration religieuse, et pour le coup assez peu spécifique des pays germaniques. L’épisode évangélique des souffrances du Christ à Gethsémani, quand son âme est « triste jusqu’à la mort » mais que Pierre et les deux fils de Zébédée ne peuvent résister au sommeil. Il se signale par les simples paroles de Jésus avant d’entrer dans la Passion :
Et
progressus pusillum, procidit in faciem suam, orans, et dicens : Pater mi,
si possibile est, transeat a me calix iste : verumtamen non sicut ego
volo, sed sicut tu. (Matth., XXVI, 39)
Il se prosterna le visage contre terre, priant et
disant : Mon Père, s’il est possible, faites que ce calice s’éloigne de
moi ; néanmoins que ma volonté ne s’accomplisse pas, mais la vôtre. (trad. de la Bible de Port-Royal)
Conformément au principe de paraphrase par amplification,
constant dans la poésie religieuse, Spee invente un échange entre le Père
et le Fils, et sa rhétorique affective, visionnaire, met vigoureusement l’accent
sur le pathétique humain de la déréliction, plutôt que sur le consentement
néo-stoïcien au Sacrifice. Les apostrophes à la Mère vont très évidemment dans
ce sens. Où l’on peut voir combien l’écriture du poème est justement programmée
pour susciter chez le lecteur l’adhésion doloriste par la compassion. C’est un
esprit assez analogue à celui de la poésie de la Passion chez Barthold Brockes
quelques décennies plus tard (on en retrouve des morceaux dans les airs de la Passion selon saint Jean de Bach par
exemple), mais on trouvait déjà cette orientation dans les vers du Stabat Mater : « Quis est homo qui non fleret… ? », « Quel est
l’homme qui ne pleurerait pas en voyant la Mère du Christ avec un glaive planté
dans le cœur ? » On est en revanche loin de la dramatisation de l’épisode
dans l’oratorio de Beethoven, Le Christ
au Mont des Oliviers (Christus am Ölberge),
où au monologue pathétique du Christ succède aussitôt un grand air vocalisant
de l’Ange qui fait resplendir l’horizon de la Rédemption.
Le poème de Spee roule lui sur la détresse de celui qui est
seul devant la souffrance. La coïncidence est sans doute fortuite, mais le
poète jésuite est aussi célèbre pour avoir exercé la fonction de confesseur
dans les procès de sorcellerie qui se tinrent par centaines en Rhénanie dans
ces décennies-là. Il en est résulté un fort ouvrage, Das Cautio criminalis, dans lequel Spee affirme que ceux qu’on
condamnaient à être brûlés vifs étaient soient des malades mentaux soit des
innocents dont on pouvait tout tirer par la torture. Claudio Magris a récemment
exprimé son admiration pour cette « indépendance d’esprit extraordinaire »,
dont le cas n’est pas isolé parmi les jésuites. On remarque en tout cas que le Trauergesang marginalise de fait le
discours théologique sur la Passion (le texte de l’oratorio de Beethoven est
lui beaucoup plus didactique et moralisant) au profit de la résonance humaine
de la situation.
Revenons à Brahms, dont on entend le lied différemment
désormais, comme le produit d’un effacement autant que d’un cryptage. La voix
plaintive du second vers, énigmatique, c’était bien celle du Christ gisant, perçue
par l’énonciateur sans visage du poème baroque. Mais elle semble destinée chez
Brahms à contribuer au climat mystérieux du nocturne, comme s’il s’agissait
désormais d’abstraire l’expression de la tristesse mortelle de son cadre
religieux, afin d’exprimer une sorte de tristesse désindividualisée : c’est
ce que confirmerait, pour clore le pseudo-Volkslied,
la reprise impersonnelle des dernières paroles du Christ baroque. Court-circuit
étonnant.
Et cependant, dans les 6 vers inventés par Brahms pour opérer
la jointure entre le début et la fin, il est question de l’effet de la voix
plaintive sur le sujet : la tristesse charriée par cette voix est assez
communicative pour libérer les larmes. Or c’est exactement le phénomène de
sympathie lacrymale que met en scène la poésie religieuse baroque : c’est
à peu de choses près la matière du second air de soprano dans la Passion selon saint Jean. « Zerfließe, mein Herze, in Fluten der
Zähren… Dein Jesus ist tot ». « Fonds-toi en eau, mon cœur… Ton Jésus
est mort ». Sauf que Brahms infléchit l’effusion pathétique et sublime
vers la délicatesse du petit : on pleure certes de compassion, mais sur
des fleurettes (Blümelein), comme si
on regardait plutôt vers l’idylle funèbre de La Belle Meunière.
Brahms avait ses raisons pour taire l’origine de ce faux Volkslied, où le dolorisme baroque est
déguisé en romantisme de la nature. Son paysage contient un Fils de Dieu caché,
qui doit être impérativement dissimulé : geistliches Lied qui ne dit pas son nom, car il n’est plus strictement
tel. Plus de pathos baroque ni de méditation religieuse désormais, plus de
« mystère » de la Passion, mais une tristesse de plain-pied et
pourtant énigmatique, où la voix nocturne du sujet relaye celle d’une voix sans
nom avant de trouver un écho dans des animaux également invisibles. Alors la
douleur peut se résorber dans la douceur : In stiller Nacht. Ce lied si court et si simple est un gouffre, ou
plutôt une sorte de précipité de la civilisation allemande. En cela, il a bien
mérité le nom de Volkslied.
© Knut Talpa 2013. Tous droits réservés.
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