Berlioz, La Damnation de Faust
Toulouse, Halle aux Grains, 16
janvier 2010
Faust : Stuart Neill
Méphistophélès : Willard
White
Marguerite : Anna Caterina
Antonacci
Brander : René Schirrer
Orfeon Donostiarra (dir. José
Antonio Sainz Alfaro)
Chœurs d’enfants La Lauzeta
(Toulouse) et Variabilis (Condom)
Orchestre national du Capitole
Direction : Tugan Sokhiev
Peut-on rendre convenablement Berlioz
sans subordonner l’expression vocale au sentiment de la langue et sans susciter
les imaginaires enclos dans le livret ? Là était sans doute la question,
et l’épine. Tugan Sokhiev dirige certes cette Damnation avec autant d’allant et
d’élégance que de vivacité et de couleurs, à la tête d’un orchestre
dont la cohésion est
parfois mise en péril (le début a
été incertain). Superbe cor anglais, qu’Antonacci fera se lever pour l’associer
à son succès ; mais le hautbois de la Course à l’abîme m’a semblé bien lisse et sans surcroît
d’imagination. Malgré une poésie réelle dans les morceaux les plus vulnérables
à une interprétation unidimensionnelle, on se défend mal d’un sentiment diffus
de superficialité, comme si la faculté de produire les fantasmagories de la
légende n’était pas réalisée. C’est du reste la première fois que je voyais diriger Sokhiev, et il m’a paru mal résister à
la tentation de diriger pour la galerie, comme perpétuellement sous l’œil d’une
caméra. Séduction sonore sans doute, en définitive, mais pour le climat de
trouble et de stupeur ? Les deux premières parties surtout auront pâti
d’une tension insuffisante, mais la responsabilité en revient assurément aux
participations vocales.
Michel Plasson a quitté la
direction de l’Orchestre du Capitole depuis un certain temps déjà mais le chœur
de San Sebastian qu’il invitait constamment est toujours là, avec ses hommes
blanchis sous le harnois ; le programme précise qu’il est considéré comme
« le plus important groupe
choral d’Espagne ». La substance est là, la couleur assurément, mais dans
une partition si difficile la précision du trait manque parfois, dès la ronde
des paysans, et le départ du chœur du sommeil était assez laborieux. Mais
surtout on ne comprend pas un traître mot du texte, sauf le latin, ou quand on
le devine, surgit le spectre de la vache espagnole : « quél é
cét hommé ? », « Villés
einturés dé mirs », etc. Le résultat ne diffère donc pas beaucoup parfois
d’un Requiem allemand jadis dans
cette Halle aux Grains, ânonné dans une langue inconnue (sauf qu’alors Plasson s’employait à dénerver
méthodiquement la musique). Il est bien entendu que la maîtrise musicale de la
partie chorale est déjà redoutable, y compris pour la netteté des paroles, mais
à noyer ainsi le verbe dans cette indifférence, c’est une bonne partie de
l’esprit de la musique qui s’évapore.
Dans le rôle de Faust, Stuart
Neill fait valoir une voix imposante, brillante mais corsée, homogène, d’une
puissance qui ne l’empêche pas de réaliser les nuances piano prescrites (sauf
pour une des terribles montées sur « Qui te cachait encor » dans le
duo d’amour). La voix est bien là – pour le reste, on est tenté de dire que
l’interprète est moins absorbé dans sa
graisse que dans ses ténèbres. Car si la diction est très bonne dans
l’ensemble, l’impression naît
vite, tenace, que le ténor chante un texte appris phonétiquement, syllabe
après syllabe, sans qu’une seule phrase dise quelque chose. Le drame du rôle
est là tout entier : qu’y fera la voix seule, si rien ne parle, si rien ne
communique contemplation, frémissement, lassitude, désespoir, ivresse,
vertige ? C’est le même ton du début à la fin, et si vertige il procède
d’une absence de sensibilité. Rien ne passe, même pas dans « Allons, il
faut finir ! », et les « Margarita ! » semblent
uniquement préoccupés du placement de la voix. Pour comble de disgrâce, le rythme est plus d’une fois approximatif
et la vigilance du chanteur semble singulièrement vaciller dans les deux
dernières parties. Le duo en devient bruyant, mais surtout l’Invocation à la nature est d’un prosaïsme fatal,
et se défait : « où s’élan-an-an-ce le (inspiration) désir ».
Aux côtés de ce Faust inerte avec
éclat, il y avait un véritable
artiste, chez qui tout manifeste l’intelligence et la subtilité. La voix de
Willard White est peut-être fatiguée, il lui arrive d’accrocher un peu, et son
français est plus embarrassé, mais l’interprète est magnétique, impénétrable,
plus mystérieux qu’ironique, hors de cliché. La Chanson de la Puce ou la
Sérénade sont données avec une classe et une concentration qui ne laissent à
peu près rien à désirer. Esprit, es-tu là ? Oui. « Voici des
roses » était moins libre, inégal de sonorité, mais la déception venait surtout du dialogue avec Faust avant la Course
à l’abîme, car dans cette écriture récitative où tout procède de la parole
cursive White est démuni, et devient soudain scolaire.
Et puis, il y avait Anna Caterina
Antonacci, en grande forme vocale. Avec elle, toute la langue de Berlioz, et
l’univers que porte cette silhouette nommée Marguerite. « Car tu n’avais
eu qu’à paraître », comme chante l’autre. Il suffit qu’Antonacci s’avance,
vêtue de gris, s’assoie, le buste droit, le visage impassible mais le regard
perdu, et même si le début de
la troisième partie ne fait
entendre que les trompettes au loin dans le soir qui tombe puis l’air de Faust,
on ne perçoit, on ne sent qu’elle, et on contemple ce corps, ce visage, où sont
concrétisés déjà le personnage et son drame, que Berlioz ne traite que par
ellipse. Le nom de ce drame est l’attente. Elle est là, et elle attend. Elle
pourra bien dire plus tard à un songe fait homme « Je… t’attendais » : tout est déjà là. L’arcade
du sourcil, assombrie par l’éclairage vertical qui enveloppe le regard dans un
clair-obscur, est soucieuse, mais
le masque est majestueux, sans diminuer jamais cet effet de tension et
d’attente. Comment cette femme fait-elle pour installer ainsi la pleine poésie
du rôle avant même d’avoir ouvert la bouche ? Comment louer cette manière
d’incarner plus qu’un personnage, la musique qui le constitue, de faire voir
sans bouger, insensiblement, cette inquiétude indéfinissable, qui se diffuse
alors ?
La Ballade de Thulé peut paraître
un rien trop étudiée : non que l’expression soit affectée, mais la pensée
de la musique par l’interprète et sa pensée de la langue sont peut-être trop
sensibles. Mais c’est aussi qu’enfin dans ce concert la musique retrouve ses
mots, nets, exacts, subtils, définis et suggestifs. Pourtant le génie m’a paru
saisissant dès les vers évasifs du
récitatif, où l’incroyable légèreté de texture et la délicatesse du coloris
installent une grande tension expressive. Rien n’est dramatisé là de façon
ordinaire. « Que l’air est étouffant ! » : les premiers
mots frémissent à peine, la couleur est livide, le son ténu, et l’entrée aussi
aérienne que l’angoisse est palpable. L’évocation du songe, par la manière de
prononcer les mots et de retenir l’intensité, suggère une fascination à la
limite de l’aliénation. L’exclamation « Qu’il était beau ! »
et le visage qui l’accompagne évitent le soupir d’extase stéréotypé pour
exhaler quelque chose de panique, un
effroi presque, et le sentiment prématuré d’une catastrophe. Toutes
choses égales, on songe à l’Isolde de Martha Mödl. « Folie… » ? oui, littéralement,
mais silencieusement, dans un retrait d’autiste que justifie la figure de
Marguerite chez Berlioz, quasiment réduite au soliloque, privée de
communication, et même privée de rencontre (elle L’avait déjà vu). Je tente de cerner laborieusement ce que le contrôle souverain
d’Antonacci libère d’expression, de saisissement. La surprise est venue d’une
Ballade de Thulé plus vocale, moins mystérieuse que ce que le récitatif aurait pu faire attendre. Sauf que la
fin suspendue et l’interjection énigmatique, indéfinissable, qui met un terme
à cet air, ouvrent de nouveau un abîme de poésie.
En fait, c’est pour « D’amour l’ardente flamme » qu’Antonacci assume un
parti pris étonnant de retenue contemplative, où pas un accent intempestif ne
trouble le déploiement de la ligne. Et quelle ligne ! Jamais je n’avais entendu chanter ainsi « consume mes beaux
jours », avec une qualité de
son inouïe sur la syllabe /su/,
d’autant plus précise, belle et voluptueuse que la voix semble toucher
la note comme une caresse, sans accent pathétique. De même, « et… son… baiser » sera chanté avec une simplicité
rayonnante, avec la discrétion de l’évidence, indemne de pathos (ou
d’érotisation pour les nuls). C’est foudroyant. Une fois encore, on se dit
que pour Berlioz Antonacci a compris et intégré comme bien peu la filiation
avec Gluck, hardiment manifestée ici dans cet emblème du romantisme musical.
Jusque dans la convulsion stupéfiante de la fin, la dignité, le sens de la grandeur, le sentiment que le
personnage est à la fois abîmé au-dedans de soi et au-dessus de lui-même,
érigent la déréliction à une hauteur quasiment de mythe – moins une splendeur
de marbre que l’épreuve du feu – mais comme hors du temps,
comme si Marguerite dans sa petite chambre avait rejoint déjà un désert du désir, où
elle trône en majesté. Quant aux derniers mots « Il ne vient pas… »,
avec l’extinction de ce dernier « Hélas » – silence immense –, qu’en
dire ? Rien, sinon la gratitude.
Non, finalement, pas de commentaire... ;-)
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Le bel entourage ! Merci.
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