Vivaldi, Juditha triumphans
Direction : Andrea Marcon
Paris, Théâtre des
Champs-Élysées, 27 mai 2009
Juditha : Romina Basso,
mezzo
Holofernes : Mary-Ellen
Nesi, mezzo
Vagaus : Karina Gauvin,
soprano
Abra : Marina Comparato,
soprano
Ozias : Alessandra Visentin,
alto
The Netherlands Youth Choir
Orchestre Baroque de Venise
Cet « oratorio militaire et
sacré » sur un livret latin de Giacomo Cassetti, seul vestige des
oratorios que Vivaldi composa pour l’Ospedale della Pietà entre 1713 et 1722,
constitue en quelque sorte le négatif de l’azione
sacra de Métastase sur le même sujet, La
Betulia liberata (Vienne, 1734), abondamment mise en musique dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle. Chez Métastase, l’« action sacrée »
a pour lieu unique la ville assiégée, entrelaçant expressions de l’angoisse et
discours édifiants ; l’absence d’Holopherne est compensée par l’éminence
d’Ozias, support privilégié de l’idéologie à l’œuvre, tandis que le pieux
assassinat de Judith est réduit à un récit accompagné quand la veuve juive
reparaît dans Béthulie. Dans l’oratorio vénitien au contraire, la participation
d’Ozias se borne à encadrer doctrinalement la seconde partie, centrée sur la
collation-décollation dans la tente d’Holopherne, et le texte de l’oratorio se
développe à partir de l’arrivée de Judith au camp d’Holopherne, escortée de sa
fidèle servante Abra et reçue par l’intendant Bagoas, hérité du récit biblique
et placé par le livret dans la position de témoin privilégié (c’est une partie
de soprano). L’enchaînement des numéros n’obéit pas du reste à une logique de
continuité théâtrale, et le chœur est chargé d’incarner aussi bien les soldats
d’Holopherne que les vierges de Béthulie (on a la même polyvalence dans les
oratorios de Haendel, dans Athalia
par exemple).
Les deux parties du livret
séparent clairement deux phases de l’action représentée : 1) apparition de
Judith et séduction de l’ennemi ; 2) conduite du tête-à-tête nocturne de
Judith et Holopherne, aboutissant à la décapitation — avec un long monologue de
Judith, formé d’un air qu’encadrent deux accompagnato
– et à la découverte de l’assassinat par Bagoas. La symétrie d’ensemble se
retrouve dans la distribution des personnages : une fois Ozias mis hors
jeu, Judith et Holopherne sont assistés chacun d’un confident qui est surtout
un assistant. Écrit dans un latin parfois alambiqué, réduisant le récitatif sec
au minimum (il en va autrement chez Métastase), le livret recherche
ostensiblement une expression poétique du drame, tissue d’images fondamentales,
organisées autour de l’ombre et de la lumière, ou plus exactement d’images qui
évoquent inlassablement les astres du jour et de la nuit, littéralement (la
seconde partie est de fait unifiée par son caractère nocturne, propice aux
appétits comme au meurtre secret) mais aussi comme métaphores. La teneur
religieuse de l’action est parfois soulignée (par exemple dans l’échange entre
Judith et Holopherne au début de la seconde partie, qui traite des rapports de
la créature et du Créateur), mais si le latin est par principe la langue de la
doctrine, il vaut constamment pour les couleurs poétiques des vers chantés.
C’est ainsi très naturellement que l’air sentencieux de Judith « Transit
aetas », pétri des lieux communs de la vanité du monde, prend un tour
lyrique par la seule forme incantatoire du texte. La signification allégorique
en contexte vénitien (Judith figure la Cité Sérénissime triomphant de ses
ennemis d’Orient pour la gloire de l’Église) n’est livrée qu’en dernier lieu
par la voix d’Ozias. Et pourtant le chœur belliqueux qui ouvre l’oratorio,
censé exprimer la puissance militaire d’Holopherne, ne fait-il pas entendre par
avance le faste triomphal qu’on associe à la Venise de l’époque ? La
différence d’esprit est nette avec La
Betulia Liberata de Mozart, qui commencera par la pulsation tourmentée de
ce qui semble une tragédie : dans la Juditha
de Vivaldi, la pression théâtrale est moindre, et c’est à une splendeur
allégorique que revient en somme la primauté.
Le rôle de la protagoniste est le
plus développé (7 airs, grand monologue du meurtre compris), le plus varié dans
ses caractères (prudence, séduction, douceur, véhémence, suspens tragique) et
aussi dans les climats imaginés par Vivaldi. Au général Holopherne échoit une
couleur expressive plus homogène, dominée par une sensualité parfois
languide : plus l’oratorio avance et plus son chant se fait caressant. Si
Abra reste une confidente assez conventionnelle, jusque dans la musique que
Vivaldi lui affecte, le personnage de Bagoas, ancillaire d’un point de vue
dramaturgique, se signale par la beauté poétique de ses airs, admirablement
déclinée de la procession ondulante de « Matrona
inimica » à la fureur échevelée du trop célèbre « Armatae face » en passant par la stase stupéfiante
– comme en rêve – de « Umbrae
carae ».
Il est ordinaire de faire crédit
à Vivaldi d’avoir dépassé le clivage idéologique entre Assyriens et Juifs en ne
donnant pas moins de soins à la musique d’Holopherne et de Bagoas qu’à celle
des autres personnages. À Télérama,
on dirait que le compositeur donne sa chance à chacun des personnages. Mais
c’est surtout, me semble-t-il, que Vivaldi conçoit l’œuvre à la fois comme
tissu poétique unifié où chacun des airs permet de déployer une facette des
ressources musicales de son art, avec un foisonnement d’instruments obligés. On
retrouverait un peu ici le cas de La
Resurrezzione de Haendel : un oratorio où le musicien donne une vaste
carrière aux combinaisons sonores dont il est capable. Cette dramaturgie
musicale, à la différence de l’opéra qui obéit à d’autres contraintes, confine
dès lors à une manière de riche tapisserie, la difficulté étant de rendre
justice en même temps à la magnificence d’une musique en passe de se suffire à
elle-même et au geste dramatique, c’est-à-dire aussi religieux, qui l’autorise.
Or c’est précisément là que le
concert parisien pose plus de questions qu’il ne donne de satisfactions. C’est
d’abord l’orchestre et la direction d’Andrea Marcon qui suscitent un sentiment
mitigé, malgré la réputation flatteuse du chef et de son ensemble dans ce
répertoire. L’orchestre lui-même est-il celui de la situation ? Pour une
salle comme le Théâtre des Champs-Élysées et dans une œuvre aussi voluptueuse,
il paraît manquer d’étoffe et de couleurs, dès le premier numéro. Les
instruments solo donnaient aussi régulièrement une impression d’approximation.
Le violon solo a été très applaudi, mais sans parler de la justesse fuyante, il
cherchait le juste rayonnement du phrasé dans « Quanto magis generosa ». Ce n’était rien à côté du
violoncelle (« Vultus tui vago
splendori » était carrément pénible) ou de son groupement de fortune
avec le luth et le théorbe dans « O
servi volate ». Le hautbois ne chantait guère dans « Noli o cara te adorantis »…
et le chalumeau de « Veni veni, me sequere »
m’a semblé plus chichiteux et morcelé qu’évocateur. Gloire alors à la mandoline
de « Transit aetas ». Eh
quoi ? vous n’aimez pas la mandoline ?
La direction du chef avait de
quoi décevoir de toute façon. Le geste est court dans le chœur d’entrée, « Sede, o cara » trahit
quelque chose de fâcheusement mécanique, et « Matrona
inimica », trop vertical et crispé, n’offre pas la courbe érotique
qu’on espère. Dans « Veni veni, me
sequere », on perçoit trop un certain manque d’assise en raison du
choix bizarre de gommer la pulsation des basses. Les numéros du dénouement
m’ont paru plus convaincants : la conduite était également superbe dans « Si fulgida per te » et dans
un « Armatae face »
souverain, mais pour « In somno
profundo » le climat de mystère ne se manifestait pas. Et quelle
mouche a piqué Marcon de quérir ce chœur de filles au pays des polders ? Pietà per l’Ospedale ! On devine
l’argument musicologique (un chœur de pensionnaires féminines) mais que dire de
ces jeunesses blanches sinon qu’elles sont impropres à la couleur comme au
verbe – autant dire à la consommation. Les fureurs de la guerre qui ouvrent
l’oratorio se transforment en vignette fanée, insignifiante, mais toutes les
interventions chorales resteront proprettes, sans caractère, anémiées, là où on
attendrait presque les voix de l’ensemble de Giovanna Marini.
Le choix n’aura pas été beaucoup
plus heureux avec la jeune Alessandra Visentin, timbre intéressant, mais chant
scolaire (et sans trille), phrasé raide, verbe mou, donc perdue pour l’autorité
d’Ozias – sans parler de son incapacité à donner de l’expression aux traits
mélismatiques. Rendez-nous Annelies Burmeister ! Marina Comparato est
charmante et inoffensive, n’était son dernier air, très bien délivré. Pour le
rôle d’Holopherne, il semble que son interprète en ait mis le caractère
davantage dans sa parure et dans une coiffure tortueuse (post-babylonienne ?)
que dans son chant. Mary-Ellen Nesi est d’une grande probité, sensible même,
mais trop de choses manquent pour dessiner une figure qui tienne la
distance : le grave, les contrastes de couleur, l’imagination en fait.
Malgré sa musicalité, elle lasse d’autant plus vite qu’elle se montre terne dans
les moments d’éloquence. Elle réussit néanmoins un « Nox obscura tenebrosa » pénétrant, son meilleur moment
de la soirée.
De l’éloquence, Karina Gauvin en
a, et de surcroît. Ce qu’elle réussit (par le phrasé, le sens du mètre, les
couleurs, les silences) à faire voir et sentir dans le récitatif où Bagoas
découvre son chef massacré est admirable. La voix ne passe pas toujours
également ce soir-là, ou ne semble pas toujours soutenue comme on aimerait (y
compris dans la vocalise), mais la science du coloris et de la nuance sont au
service de la poésie que contient sa partie. Dans « Umbrae carae », le raffinement vocal ne s’impose jamais
comme un but en soi mais installe un climat d’onirisme qui saisit la salle entière.
Et pour « Armatae face »,
Gauvin néglige l’hystérie tapageuse et aussi la profusion ornementale pour
privilégier une expression profonde et continue, forte de sa manière
fantastique de faire sonner le grave avec quelque chose de malsain et d’amer. Une
leçon.
Vocalement parlant, l’étoile de
la soirée reste Romina Basso, substituée à Ann Hallenberg d’abord annoncée, et
sans doute mieux armée pour rendre justice à cette partie d’alto. Luxe et
volupté : la richesse et l’homogénéité du timbre se font tout velours et
caresse, tandis que le sostenuto exemplaire et la longueur de souffle
ébahissent. Déployant lignes et couleurs avec une sûreté et une variété
inépuisables, et un sens du secret qui captive à tout coup, Basso installe la
fascination dès qu’elle ouvre la bouche, et c’est peu dire qu’elle sait l’art
de suspendre tout un auditoire à ses lèvres. Elle s’impose aussi par
l’éloquence du corps, des bras serpentins, de ce bras en particulier qui
annonce la décapitation victorieuse dans le monologue. Si on ajoute la
flexibilité du chant et la profusion des ornements et des appoggiatures, on se
demande ce qui serait encore à désirer.
Eh bien, Judith peut-être ?
Car ce raffinement profus, souverain, risque à tout instant de verser dans une
forme de narcissisme musical qui fait perdre de vue, à mon sens, ce qui se joue
dans l’oratorio. Dès son premier air, on se dit que celle qui chante est moins
mue par l’amour de la patrie que par celui de l’ornement. Par la suite, ce ne
sont que festons, ce ne sont qu’astragales, retards ostentatoires jusqu’à la
manie, cascades d’appoggiatures et de broderies. Logiquement, « Quanto magis » s’autonomise
en air de concert jusqu’à se perdre dans d’infinies délicatesses, et « Veni veni, me sequere » perd
la tension du dessin à force de s’adonner aux délices de la volute.
Il faut dire que la brune Basso
est une personne splendide, et qui rappelle étonnamment la jeune Ida Galli, cette
actrice qui jouait Carolina dans Le
Guépard ou encore la beauté dédaigneuse de La Dolce Vita contre laquelle Marcello se retrouve dans le taxi qui
les mène à la fête au château. Osera-t-on dire que cette présence physique est
un peu gâchée par une « action » trop appuyée, jusqu’à paraître
reprendre quelques mimiques alla Kasarova ?
On dirait plus brutalement qu’elle fait son cinéma. Elle le fait extrêmement
bien, mais Judith y gagne-t-elle ? Telle est la
question qui se pose encore quand Basso chante « Transit aetas » avec une préciosité impériale, qui
escamote le fait que cette musique suave, hédoniste en effet, véhicule un texte
qui ne parle que de vanité et d’âme immortelle. L’équivoque est bien dans
Vivaldi, mais faut-il à ce point rallier le camp de la séduction en gommant l’austérité de la figure ? Peut-être bien, après tout.
Ida Galli dans La Frusta e il Corpo de Mario Bava (1963)
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