Le Cid – – Monsieur Winkelmann
« Madame, que désirez-vous
manger ?! »
La jeune dame était encore un peu lasse après la représentation. Elle aurait préféré s’allonger dans un large fauteuil
rond pour se reposer. Si quelqu’un lui avait déboutonné lentement la chaussure,
et ouvert tout doucement son corsage, et ôté de ses cheveux les six grosses
épingles d’écaille jaune, et fait glisser entre ses dix doigts écartés cette
abondance d’or brun et – – – ! ?
Mais il fallait scruter la carte de
l’hôtel B. et se tenir bien droite sur un petit siège de cuir tendu. Ce
n’est pas très amusant.
« Je n’ai pas faim »,
dit-elle, et elle regardait avec indifférence la longue liste des plats.
« Prenez un ris de veau, sauce
hollandaise – – », dit-il.
« Oui », dit-elle.
Elle posa à côté d’elle son éventail
d’écaille, ses jumelles de théâtre et son mouchoir en dentelle. Puis elle retira lentement
ses gants. Très lentement.
Elle remua son siège : « Pourquoi n’as-tu pas un large dossier incurvé,
toi ? »
Il y eut alors un de ces silences,
pendant lequel chacun pense : « Maintenant je devrais dire tout haut
“Massenet”, ou “cet orchestre de l’Opéra de Vienne” – – – ou “la
musique” – – –. »
Mais il dit : « Le ris de veau
est un mets pour malade, facile à digérer, nourrissant, sans goût – – –. Mais puisque vous n’avez pas faim – – –. »
« Non, vraiment pas »,
dit-elle.
« Vous êtes un de ces
instruments », dit-il, « dont le son résonne longtemps après qu’on a
joué les notes. Votre âme met toujours la pédale. »
« Je suis fatiguée »,
dit-elle.
« Vous pensez à Winkelmann », dit-il.
« Oui ; c’est ainsi que je
m’imagine les héros naïfs, enfantins ; ils ne réfléchissent pas ; ils
sont ! »
Il dit : « C’est très juste.
Et pourtant la nature est ainsi ; d’abord l’être
sans la réflexion, et ensuite la réflexion sans l’être. »
« Siegfried et Hamlet »,
pensa-t-elle. Mais elle était trop modeste pour l’exprimer. C’était
lui l’homme, le grand musicien, le philosophe, le penseur –. Elle était la femme
– –. Elle n’avait que le droit de rêver – –.
Il dit : « J’aime à voir que
vous ne vous exaltez pas. Vous êtes comme écrasée – – –! »
« Homme », pensa-t-elle.
« Vous auriez peut-être préféré un
ris de veau braisé avec des épinards ?! »
« Oh non », dit-elle, et
elle se recula contre le dossier droit et dur de son siège.
Elle pensait : « Ce qu’il
vient de dire sur la réflexion –
– –! Mais l’homme est quelque chose d’autre. Il a mille pensées et il les comprime
en deux, en une seule – – –; ou il les disperse ainsi. Puis il pense au ris de
veau et aux épinards. Il est si hardi, si audacieux dans ses pensées. Mais nous,
nous croyons toujours qu’il nous mésestime et qu’il est injuste envers nous
– – –. Il dit : “C’est comme ci, c’est comme ça – – –” et
alors nous pensons : “Siegfried et Hamlet – – –” ; mais nous, nous ne
sommes que sa valetaille ! Et puis c’est tout – – – c’est tout ! Une
pensée est comme une révélation pour nous. Alors nous pouvons nous
élever au-dessus de nous-mêmes – – – ! Ah, nous pensons alors que nous
sommes son égale – – – ! Des mendiantes, voilà ce que nous sommes !
Il nous donne deux sous et nous courons nous acheter un petit pain – – –. Pour
lui il n’y a pas d’avilissement : ris de veau braisé ou sauce hollandaise, ça l’occupe. Il est
riche, il a dix mille pensées –. Mais nous, nous devons rester sur nos gardes
éternellement. Nous ne pouvons pas penser “Winkelmann est un dieu et le
ris de veau est une nourriture saine – – –”. Nous ne pouvons que ressentir
“Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann – – –”. Et puis nous avons
le droit de penser aux choses de la “vie réelle” : “Pose doucement ta main
sur mon genou – – –. Je ne broncherai pas – – car c’est toi l’homme, tu es
grand, impérieux – – – et moi je suis la femme.” Ah – – Winkelmann ! Tu es
si loin ! Mais comme tu es proche ! »
Le grand musicien, philosophe et penseur
mit ses coudes sur la table et regarda la jeune femme dans les yeux.
Elle sentait son regard – –.
On apporta le ris de veau avec sa sauce
hollandaise – –.
Il prit la grande cuillère et versa la
crème jaune et parfumée sur les petits morceaux blancs dans son assiette.
« C’est bon ?! »,
demanda-t-il, comme une mère à son bébé.
Il aurait aimé la prendre contre sa
poitrine et lui mettre dans le bec avec une cuillère à dessert les petits morceaux enrobés de sauce.
« Merci », dit-elle.
« La femme », pensait-il, « la
femme – – –! Musique et héroïsme – –. Pourtant nous restons nous. Mais regarder
manger une jeune créature et la savoir sous notre protection – – – on en perd la
tête ! C’est comme une ivresse intérieure. Toutes les pensées disparaissent.
On devient un héros naïf, enfantin, et on voudrait la porter sur nos bras
robustes, à travers le monde – – –. Des mendiants, voilà ce que nous sommes – –
–! »
Mais elle ne savait rien de tout cela.
Elle était là assise et mangeait – – –.
Alors elle se renversa sur son siège et
pensa à son héros – – –.
Le Cid – – Monsieur Winkelmann !
Peter Altenberg,
« “Der Cid” – – Herr Winkelmann »,
« “Der Cid” – – Herr Winkelmann »,
Wie ich
es sehe, Berlin, Fischer, 1896. [1]
N.B. Hermann Winkelmann (1847-1912) créa le rôle de Parsifal à Bayreuth, dont il devint un habitué. Il tint les emplois de ténor héroïque à l'Opéra de Vienne de 1883 à 1906. Le Cid de Massenet fut donné pour la première fois à Vienne en 1887, deux ans après la création parisienne.
[1] Une trad. française par Miguel Couffon a été aussi publiée sous le titre Esquisses viennoises (Aix-en-Provence, Pandora, 1982).
Est-il besoin de préciser que je ne mange jamais de ris de veau?...
RépondreSupprimer"Votre âme met toujours la pédale."
!!!!
Hmmmmpff hmmmmmpff rrrghrmpppppfffff – – – ?!
RépondreSupprimerHélas, Caroline, je sais bien que le ris d'agneau est meilleur… enfin, tout dépend aussi comment on les cuisine. C'est pareil pour Massenet. Il faudrait parler de la traçabilité aussi. J'ai pris conscience de cet aspect de la consommation des ris de veau lorsque l'un d'eux, un jour, dans mon assiette, me lança : « Mais… vous ne savez rien de moi – – – ! »
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