Récital Schubert
Christian Gerhaher, baryton
Gerold Huber, piano
Paris, Musée d’Orsay, 18 juin 2009
¶ Schwanengesang
D. 957 : n° 1-7 (Rellstab)
¶ 3 lieder sur des poèmes de Leitner :
Drang in die Ferne D. 770
Der Winterabend D. 938
Des Fischers Liebesglück D. 933
¶ Schwanengesang
D. 957 : n° 8-13 (Heine)
¶ En bis : Bei
dir allein ; Alinde.
« … als
man, der Himmel weiß wie, mit offenen Augen
einen jähen
Blick in die seltsamste Traumwelt hineinwirft »
« … lorsque – le
Ciel sait comment – nos yeux ouverts
percent soudain la
profonde étrangeté du monde rêvé »*
Intercaler entre les deux poètes
de ce cycle posthume et composite qu’est Le
Chant du Cygne trois lieder tirés de Carl Gottfried von Leitner est
judicieux, surtout que ces derniers prolongent les Rellstab (Drang in die Ferne après le mouvement
perpétuel d’Abschied et la méditation
d’In der Ferne) tout en prenant
valeur de pause. Clore la première partie sur la dérive immobile et fascinée de
Des Fichers Liebesglück suspend le
temps mais esquisse aussi un pont entre Ständchen
(n° 4) et Die Stadt
(n° 11). L’inconvénient, s’il y en a un, est de rompre un peu l’évolution
du climat à l’intérieur de Schwanengesang
en isolant les Heine après l’entracte : même si la construction du cycle est
artificielle, peut-être que l’intensité singulière des Heine se révèle mieux
dans la continuité des Rellstab. Mais l’inconvénient réel était indépendant de
la volonté des artistes : entre le téléphone mobile obligé et surtout la
toux de thénardière qui vient, sous le nez du chanteur, ruiner la fin
impalpable de Des Fichers Liebesglück,
il y a de quoi désespérer de la civilisation. Gerhaher et Huber ont été du
reste accueillis avec enthousiasme par le public restreint de l’Auditorium du
Musée d’Orsay, même si l’hystérie aiguë d’une partie des auditeurs
(auditrices ?) a un je ne sais quoi d’obscène, quand Der Doppelgänger suscite des feulements comme après Nessun dorma.
Récital d’une hauteur
exceptionnelle. Les lieder du programme, bis compris, étaient bien connus par
ces interprètes grâce au disque : Schwanengesang
a été publié chez Arte Nova dès 2003 et les lieder isolés figurent tous dans le
superbe album Abendbilder (Sony,
2005). Sur le vif, la voix de Gerhaher se révèle d’ailleurs plus libre que dans
ces disques, non moins disciplinée, avec une assise et un potentiel dynamique
dont l’enregistrement gravé donne une perception sans doute tronquée.
L’économie stricte avec laquelle le chanteur libère la pleine force du son
saisit d’autant plus. Ainsi Der Doppelgänger
s’impose par un dosage stupéfiant de l’intensité, le passage d’un son quasiment
fantomatique à une énergie glaçante s’opérant avec une rare souplesse. Même
esprit chez son partenaire au piano, jamais démonstratif, toujours ajusté, fort
dans la pulsation comme dans les accords feutrés de Kriegers Ahnung, et qui dans les moments d’éclat pathétique
contrôle toujours une sonorité dépourvue d’agressivité.
C’est aussi que l’interprétation
de Gerhaher magnifie comme rarement la vertu d’exactitude. Exactitude
partout : dans l’intonation (jamais prise en défaut), le dessin net et
l’articulation de la phrase, la clarté implacable du texte, le dégradé des
voyelles – beauté simple et souveraine d’une langue. Contrairement à ce
qui se passe avec Matthias Goerne, les prises de respiration ne sont pas
perceptibles – comme si le son de la voix naissait sans la médiation d’un
effort humain, captant d’emblée l’auditeur. De même pour la longueur de phrasé,
qui va jusqu’au bout du vers ou de la strophe sans effort apparent et pour y
trouver des couleurs étonnantes et sans cesse changeantes, comme avec les
rimes lancinantes, obsessionnelles, du lied In
der Ferne.
In der Ferne : dans le lointain, dans l’éloignement. Ce motif
obligé du désir et de la nostalgie s’appliquerait dans une certaine mesure à
l’art de Gerhaher, qui procède d’un effacement volontaire, totalement maîtrisé,
où la qualité lyrique et poétique du chant s’obtient par l’assujettissement au
texte et jamais par l’ostentation d’une intention d’interprète ou d’un trait
appuyé. Ihr Bild en offrirait la
démonstration à lui seul, par le choix d’une clarté mystérieuse, où l’émotion
reste contenue jusqu’à la fin, à rebours d’une tradition de soulignement
pathétique des deux derniers vers (« Und
ach, ich kann’s nicht glauben, / Daß ich dich verloren hab ! »).
De même Der Doppelgänger s’éteint de
façon étale, presque abstraite, et sa puissance expressive s’en augmente. Mais
déjà Die Stadt insinuait un effroi
torpide par la seule économie des coloris, livides (la première strophe) et
âcres (l’évocation de la barque sinistre), sans jamais altérer la ligne ni la
netteté verbale. Car si le chant de Gerhaher exprime la plus grande tension
psychique et spirituelle, ce n’est jamais au prix de tensions vocales ou de
crispations, au contraire : la voix est merveilleusement assise et posée,
et pourtant tout respire l’inquiétude du dedans.
Alors l’onirisme fantastique ne
fructifie pas dans le sfumato ni dans
le crépusculaire, mais bien dans cet empire de la précision, comme le mystère
naît aussi de l’immobilité d’une surface insondable aux bords bien découpés, ou
dessinés. Ce paradoxe me semble constitutif de la manière de Gerhaher, tout
comme l’impression qu’il donne d’être là face au public mais aussi de regarder
vers un ailleurs d’intériorité et de silence. Sa physionomie pourrait même
paraître inerte si son regard ne portait loin, et presque jamais vers le
public. Nul charme ordinaire, nulle connivence, mais un interprète qui fascine
d’autant plus qu’il paraît en retrait, lui qui ne sourira jamais, ni dans Ständchen (sérieux, douloureux même,
mais d’une texture constamment légère) ni dans Die Taubenpost (étrangement humble et digne). On reste confondu
devant l’étendue de silence et de tension qu’il ouvre dans son interprétation –inouïe –
de Des Fischers Liebesglück, mais
aussi devant sa domination de la continuité dans le long Winterabend, d’une équivoque parfaite entre la quiétude domestique
et ce je ne sais quoi d’inapaisé : « Seufze
still und sinne, und sinne ». Et on se dit que la temporalité des
lieder de Schubert, si singulière dans ses modes itératifs, aura été rarement
communiquée ainsi comme expérience à l’auditeur, et comme expérience qui
dépasse sans doute le seul cadre musical ou esthétique.
À la fin du lied Drang in die Ferne, un jeune homme
invinciblement attiré par l’ailleurs dit à son père : « Ne vous
inquiétez pas de savoir par quelle contrée ma route solitaire m’aura mené. Et
si je devais ne jamais revenir, songez que j’aurai trouvé le bonheur au beau
pays ». Que Gerhaher ait déjà touché au but, comment en douter ? Mais
qu’il revienne en France.**
* E.T.A. Hoffmann, Der unheimliche Gast / L’Invité
inquiétant.
** Ce vœu reste d’actualité : hormis un récital de lieder à Strasbourg en
octobre 2010 (programme Ferne Geliebte paru depuis chez Sony) et, dans
un autre genre, une interprétation souveraine – à tous égards, y compris
contre la maladie – du marquis de Posa dans un récent Don Carlos au Capitole, Gerhaher se fait désirer en France. Mais il
est vrai que le récital de lied semble s’y raréfier toujours davantage.
La télévision bavaroise vient de diffuser un magnifique Portrait de Christian Gerhaher, qu'on peut voir en ligne :
RépondreSupprimerhttp://www.br.de/fernsehen/bayerisches-fernsehen/programmkalender/sendung853084.html
On y entend pas mal de Schumann, dont des extraits des Scènes de Faust en concert, également des bribes du War Requiem à Lucerne. Surtout, des propos précis (y compris au plan technique) et profonds sur l'art de Gerhaher et sa personnalité, aussi de la part de son pianiste Gerold Huber ou du chef Herbert Blomstedt.
Le programme détaillé du récital parisien du 19 septembre prochain est maintenant publié:
RépondreSupprimerhttp://www.operadeparis.fr/saison-2014-2015/convergences/christian-gerhaher-gerold-huber?genre=3
Ça c'est du programme… qui reprend celui donné par Gerhaher et Huber au festival de Würzburg début juin, où le Harzreise de Rihm a été créé, mais on peut douter que la grande salle d'apparat de la Résidence et ses plafonds de Tiepolo soit le lieu qui convienne pour une soirée de lied.
RépondreSupprimerLeur dernier disque est un second "tout Schubert" (Nachtviolen, Sony) avec deux tiers de raretés, surtout des lieder nocturnes et contemplatifs. La manière dont Gerhaher chante par exemple la ballade Der Zwerg (Le Nain) s'écarte notablement de la manière immédiatement dramatique ou expressionniste dont ce lied est susceptible : c'est plus furtif, "entre chien et loup". Dans le documentaire, vers le début, on le voit faire travailler ce lied à un élève.