dimanche 3 novembre 2013

Du berceau à la tombe







Le 11 novembre 1958, Elisabeth Grümmer enregistrait en studio à Berlin une poignée de lieder de Schubert et de Brahms avec Gerald Moore. Étrange coïncidence pour celle qui était née en mars 1911 à Yutz-Basse, dans une Lorraine encore rattachée à l’Allemagne. Ce fut la seule fois où sa maison de disques (Electrola) lui donnait l’occasion de laisser un témoignage dans le lied. Au même moment His Master’s Voice prenait soin des disques d’une autre Élisabeth. Et quand EMI gouverna les deux labels, il ne se trouva personne pour rééditer les lieder de Grümmer (demandez-vous pourquoi) et c’est grâce à Testament, qui avait acquis une licence, que ces enregistrements purent être enfin diffusés largement à partir de 1996.

Le programme rassemble des lieder fréquemment chantés et gravés. Pour ce qui concerne Schubert, connaît-on interprétation plus frémissante et fluide, chantée avec plus d’art et de naturel tout ensemble, plus souriante et plus profonde ? Auf dem Wasser zu singen par exemple est exceptionnel, réussite absolue. Et que dire de la grande berceuse, non pas celle que tout le monde connaît, mais celle qui se développe sur cinq minutes (D. 867) ? Là encore, on oublie les prouesses de ligne et de souffle tant cette interprétation respire la poésie et le sentiment intime, avec une douceur amie de la grandeur autant que de l’humilité. Mais dans cette série Schubert, il y a un autre chant du berceau, un lied quasiment absent des programmes au disque comme au concert, et l’on se dit forcément que Grümmer devait y être particulièrement attachée pour l’avoir inséré entre la Truite et Suleika.



Karl Gottfried von Leitner
Vor meiner Wiege

Das also, das ist der enge Schrein,
 Da lag ich einstens als Kind darein,
 Da lag ich gebrechlich, hilflos und stumm
 Und zog nur zum Weinen die Lippen krumm.

Ich konnte nichts fassen mit Händchen zart,
 Und war doch gebunden nach Schelmenart ;
 Ich hatte Füßchen und lag doch wie lahm,
 Bis Mutter an ihre Brust mich nahm.

Dann lachte ich saugend zu ihr empor
 Sie sang mir von Rosen und Engeln vor,
 Sie sang und sie wiegte mich singend in Ruh,
 Und küßte mir liebend die Augen zu.

Sie spannte aus Seide, gar dämmerig grün,
 Ein kühliges Zelt hoch über mich hin.
 Wo find ich nur wieder solch friedlich Gemach ?
 Vielleicht, wenn das grüne Gras mein Dach !

O Mutter, lieb’ Mutter, bleib lange noch hier !
 Wer sänge dann tröstlich von Engeln mir ?
 Wer küßte mir liebend die Augen zu
 Zur langen, zur letzen und tiefesten Ruh’ ?


                                  *

Devant mon berceau

Le voilà donc, cet étroit caisson,
où j’étais couché tout enfant autrefois.
C’est là que j’étais couché, vulnérable et privé de parole,
ne remuant les lèvres que pour pleurer.

Je ne pouvais rien saisir avec mes mains débiles,
et pourtant j’étais attaché comme un garnement ;
j’avais de petits pieds, mais je gisais comme un paralytique,
jusqu’à ce que ma mère me prît sur son sein.

Alors je tétais, je riais en levant les yeux vers elle,
Elle me chantait des histoires de roses et d’anges,
Elle chantait, et en chantant elle me berçait en repos,
et déposait sur mes yeux un baiser aimant.

Au-dessus de moi, elle tirait un frais rideau de soie,
d’un vert sombre.
Où retrouver maintenant un réduit si paisible ?
Peut-être quand l’herbe verte me servira de toit.

Ô ma mère, ma mère bien-aimée, reste encore longtemps ici !
Qui pourrait me consoler par des chansons angéliques ?
Qui pourrait baiser mes paupières avec un tel amour
Pour me donner un long, un ultime et profond repos ?






C'est en 1827, lannée précédant celle de sa propre mort, Schubert a composé ce lied D. 927 sur un poème de Karl Gottfried von Leitner, qui fournit aussi le texte de lieder aussi fascinants que Der Winterabend, Die Sterne ou Des Fischers Liebesglück. Comme le titre l’indique, il s’agit d’une méditation de l’adulte devant son ancien berceau : nostalgie de l’enfance (au sens littéral : d’un stade antérieur au langage), nostalgie de la mère ou plutôt d’une communication absolue avec la mère, nostalgie d’un repos immobile. Le lied s’achève ainsi sur une invocation à la mère défunte (le texte le suggère sans l’expliciter vraiment) tandis qu’au repos parfait de l’enfant se superpose celui de la mort, seule équivalence possible. Très étonnante est ainsi l’inflexion du poème qui se soustrait à l’écueil d’une évocation du bébé – vulnérable aux attendrissements en tout genre, et donc à la niaiserie – pour dessiner dans la terre et la tombe un horizon inattendu. Au lieu de la mièvrerie redoutée, c’est le désir de mort qui fait entendre sa voix énigmatique.

Dans les deux premières strophes, Schubert cultive un style empreint de gravité, pour ne pas dire de sévérité, avec ses fausses allures de choral. La mention de la mère fait alors s’élever le pur lyrisme du chant, avec de discrets ornements de la ligne vocale. L’évocation de la berceuse redouble de tendresse, y compris à la partie de piano. Mais cette source chantante se tarit sur les vers qui font succéder à la représentation du passé l’expression du manque : « Wo find ich nun wieder… ? » – « Où la retrouver désormais ? ». Mais l’élégie glisse aussitôt vers l’image funèbre du cimetière, allusive, et d’autant plus forte. Alors la voix se fige sur un homéotéleute « das Gras mein Dach » — et la musique s’arrête dans ce silence. Ce qu’exprime alors Grümmer défie le commentaire. Ce n’est pas de l’effroi, à peine de la stupeur, un vacillement, l’expression d’un désir. Comme si reposer dans l’herbe, ce plaisir de communier avec la nature au printemps ou en été qu'expriment d’autres lieder, laissait place à l’attrait de l’ensevelissement.

Mais la musique reprend pour la dernière strophe, pour cette apostrophe affective à la mère qui coïncide pour le coup avec la gravité pénétrante du début du lied, dont Schubert répète la musique, et dans l’écriture verticale du piano passe désormais quelque chose d’un chant d’église funèbre. Sauf que la voix semble s’élever en pleine lumière sur l’expression superlative de la profondeur : tiefesten. On se dit alors que ce texte et la musique qui lui donne sa résonance sont d’un caractère typiquement germanique, dans ce mélange de tendresse puérile, un peu bourgeoise, et d’intensité libidinale, qui ose confondre le berceau et la tombe, mais de manière plus subtile que dans le morbide Muttertraum que Schumann a emprunté à Andersen par le truchement de Chamisso. Là des corbeaux se promettent pour pâture le petit enfant que sa mère contemple et embrasse dans son berceau.



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