mardi 19 novembre 2013

Euryanthe 2009-2010




Carl Maria von Weber, Euryanthe
Toulouse, Halle aux Grains, 22 janvier 2010

Direction musicale : Rani Calderon
Le roi Louis : Dimitri Ivashchenko, basse
Adolar, comte de Nevers : Klaus Florian Vogt, ténor
Lysiart, comte de Forest : Tommi Hakala, baryton
Euryanthe de Savoie : Melanie Diener, soprano
Églantine de Puiset : Lauren Flanigan, soprano
Rudolph : Paul Kaufmann, ténor
Bertha : Catherine Alcoverro, mezzo
Chœurs du  Capitole de  Toulouse (dir. Alfonso Caiani)
Orchestre national du Capitole


Berlioz, citant Choron, disait de Weber : « C’est un météore ». On dirait volontiers la même chose d’Euryanthe (1823), que le compositeur désigne explicitement comme « grand opéra romantique » : affichage générique qui sera repris par Marschner pour Le Vampire ou par Wagner pour Tannhäuser (la formule « grand opéra héroïco-romantique » reprise dans le programme du  Capitole semble apocryphe). Avec Euryanthe, créé à Vienne en 1823, Weber donnait corps à une ambition poétique supérieure à celle du Freischütz (« romantische Oper », Berlin, 1821) ou plus tard d’Oberon (« great romantic and fairy opera », Londres, 1826). Comme le rappelle Gérard  Condé dans le remarquable commentaire de l’œuvre qu’il a écrit pour L’Avant-Scène Opéra, Euryanthe procède d’une volonté de créer l’opéra idéal tel que le compositeur l’avait défini dans son roman inachevé Tonkünstlers Leben (Vie d’un musicien) :

« une fresque dont le souvenir reste gravé dans le cœur de l’auditeur, dont les passages agréables et stimulants se fondent à la fin dans une vaste sensation globale, où chaque morceau, envisageable comme un être organiquement indépendant, disparaît quand on contemple l’édifice, où les modulations et l’instrumentation sont soigneusement assujetties à la progression de l’intérêt, où la séduction de quelques détails ne fait pas perdre de vue l’ensemble »

Cependant, Gérard Condé insiste aussitôt sur « l’ambiguïté du langage musical à laquelle Weber ne nous a pas habitués dans ses autres œuvres » et sur la gêne avouée par Schubert, Wagner ou Berlioz devant le caractère tourmenté de plusieurs moments d’Euryanthe, lequel suscitait en revanche l’enthousiasme de Schumann. Météore donc, à nul autre pareil, mais aussi galaxie, où se trouvent disposés en tension l’idylle médiévale et une sauvagerie démoniaque, l’élégance immédiate des scènes de genre (fête, chasse, romance) et le caractère toujours étrange des moments de haute expression, qui échappent obstinément au cadre formel préétabli. Alors  même que le langage vocal de Weber est souvent étonnamment proche de Rossini, Gérard Condé insiste par exemple sur le début de l’acte II : si d’un certain point de vue la « Szene und Arie » de Lysiart prend le relais des airs de fureur  de l’opera seria, « son déroulement suit plutôt les degrés de la progression psychologique », et plus encore son duo « de haine et de rage » avec Églantine « est animé d’une énergie motrice interne qui se passe du secours des formes repérables », de sorte que « c’est de la transformation continue de quelques éléments  irrégulièrement répétés, transposés ou non, que naît la cohésion ».

Car plus encore que le souci d’un discours musical continu (« durchkomponiert ») et la circulation élaborée de motifs musicaux caractéristiques  (tel ce glissement serpentin associé à Églantine), c’est peut-être la mutabilité des formes d’expression poétique et musicale qui encore aujourd’hui jette l’auditeur dans l’étonnement. Tout se passe comme si les bizarreries poétiques d’une musique où les surprises abondent visaient à dérouter l’auditeur, effectivement conduit hors des chemins balisés du pathos d’opéra. Pour preuve, le monologue d’Euryanthe abandonnée dans la forêt et dans la nuit, d’un dépouillement stupéfiant où le lyrisme  semble réinventé de fond en comble suivant des procédures étranges, avec un basson solo qui n’assume précisément pas le chant que lui prête par exemple Cherubini dans l’air de Néris. Cet monologue de Weber se constitue alors plus en espace mental et spirituel qu’en discours public de l’émotion  théâtrale, et il vaut la peine d’entendre ce qu’en fit Maria Reining dans une exécution de l’opéra à la Radio de Vienne après la guerre (publiée chez Gala). Lors du  concert toulousain, du reste, je me suis demandé si le décrochage perceptible du public à ce moment-là venait d’un fléchissement de l’interprétation ou d’un désarroi devant l’impossibilité  de se raccrocher à un discours musical familier, alors que l’argument dramatique paraît si conventionnel – à première vue du moins. On sait que le livret de Lohengrin dérive étroitement de celui d’Euryanthe, et que Wagner a mis en coupe réglée les inventions de Weber, y compris pour Tannhäuser (le finale du II), mais justement il me semble que la musique de Wagner, plus  continue, est aussi plus homogène, quand l’écriture de Weber semble privilégier une fantaisie plus imprévue, en cela plus proche de Schumann.

De même, on peut se demander si la rareté extrême d’Euryanthe dans les maisons d’opéra, Allemagne comprise, vient forcément des gaucheries de son livret (passons sur la langue de Helmina von Chézy). La consultation des tables de L’Avant-Scène Opéra est édifiante : entre 1945 à 1993, six productions seulement dans le monde entier (les représentations du Festival d’Aix en 1993 pâtirent d’une mise en scène accablante de puérilité et de laideur). L’Opéra de Strasbourg a depuis lors donné Euryanthe, mais était-ce dans une version scénique ? Fait significatif : la production de Stuttgart (G. Hartmann à la régie), créée en 1954, reprise en 1958 et exportée la même année au Festival d’Edimbourg, fut non seulement la seule production scénique en Allemagne avant celle dirigée par Thielemann à Nuremberg en 1991, mais elle  suivait, comme celle du Mai musical de Florence en 1954  (dirigée par Giulini), l’improbable puzzle de Kurt Honolka qui charcute et bidouille l’œuvre en voulant la sauver d’on ne sait trop quoi. Même au concert, l’Allemagne n’aime pas Euryanthe, et si  Sawallisch, très grand interprète de cette musique, n’y avait pas dirigé Cheryl Studer, Ingrid Bjoner et Theo Adam à Munich en 1986, il n’y aurait guère à signaler qu’une exécution berlinoise confiée à Hollreiser avec des seconds couteaux. Et à l’heure actuelle, seul l’Opéra de Dresde paraît avoir Euryanthe à son répertoire : voir ci-dessous un compte rendu de Hansk, datant de sa captivité saxonne.

J’y verrais volontiers la preuve que l’étrangeté d’Euryanthe demeure d’abord musicale. Il est d’ailleurs assez choquant que de ce chef-d’œuvre du romantisme n’existe qu’une seule version discographique complète, celle dirigée à Dresde en 1974 par un Janowski trop souvent lourdaud, avec Jessye Norman et Nicolai Gedda : elle a été rééditée en collection économique par Berlin Classics. La version dirigée – avec un naturel théâtral vingt fois supérieur – par Joseph Keilberth à la Radio de Cologne en 1958, récemment publiée par Myto, donne hélas le rapiéçage Honolka, et semble-t-il encore abrégé (le début de l’acte III est réduit à trois fois rien, en supprimant Adolar, et la suite est radicalement allégée, en arrangeant la musique au besoin…). Dommage pour Josef Traxel, Marianne Schech et Gustav Neidlinger, tous trois très impressionnants, à des titres divers.




Dans ces conditions, on savoure la programmation d’Euryanthe par le Capitole, même réduite à une version de concert. L’annulation de Petra Lang, qui promettait une Églantine de grand relief, a sans doute privé la soirée d’un intérêt majeur, d’autant que parmi les solistes personne ne s’impose par un génie particulier. L’ensemble est (disons) très honorable, mais enfin pour un tel opéra on reste en-deçà du désirable. Il faut dire que pour la plupart la partition ne semble pas possédée au point de s’en détacher, et le finale de l’acte II a occasionné un passage à vide par décalage rythmique intempestif.

Le livret réduit le Roi à quelques phrases, et la frustration est grande d’entendre si peu Dimitri Ivashchenko, somptueux vraiment. Le baryton finlandais Tommi Hakala peut séduire au premier acte par sa finesse et une façon insinuante de jouer avec le texte, avec la vibration des consonnes : le souci d’éloquence est sensible, mais la voix (dont le timbre évoque parfois un Franz Hawlata clairet) manque à la fois d’assise, d’un geste plus soutenu, et de noirceur : il a tôt fait de rencontrer ses limites techniques dans le grand monologue du II.

Habituée des rôles du premier Verdi (Abigaille, Odabella) mais surtout de l’opéra du XXe siècle, américain en particulier, Lauren Flanigan a chanté Eglantine à Glyndebourne face à Anne Schwanewilms, et à son allure quand elle entre en scène elle laisse espérer une personnalité à la Pauline Tinsley, dont la scène d’Eglantine en concert est extraordinaire… mais ne rêvons pas. L’aigu et le suraigu, tranchants, impressionnent, les traits vocalisants, pas toujours nettement audibles d’où j’étais, semblent pourtant probes, et la volonté de dramatiser le rôle est évidente mais dans le registre de la mégère acide, déjà illustré au disque par Rita Hunter, et donc trop univoque pour rendre justice à l’érotisme latent d’un personnage différent d’Ortrud au fond. Seulement la voix ne suit pas les intentions, en particulier en raison d’un medium inconsistant, le  timbre sonnant d’ailleurs vieilli et un peu étriqué sur ces notes-là.  Manque aussi un véritable mordant dans la déclamation du texte, les sons dans les joues n’arrangeant rien. Le monologue du I fait de l’effet néanmoins (quelle musique !), mais l’interprète ne donne guère ensuite ni la flamme ni les replis attendus, pour le personnage sans doute le plus riche de l’œuvre, théâtralement et musicalement. Mais combien de cantatrices ont-elles ce rôle à leur répertoire ?





Melanie Diener a pour elle un medium solide, justement, et le souci de changer les couleurs d’un timbre sans lumière ni caractère particulier, assez banal pour tout dire. L’interprète est sensible pourtant, mais aussi trop prudente, ou même placide. La pureté virginale (ou assimilée) est  une chose, mais ces héroïnes de Weber appellent quelque chose de physique, d’exalté, un feu pour tout dire, qui donne sa juste dimension à la vertu d’amour et de sacrifice : Euryanthe n’est pas pour rien une vierge sage hissée au sacrifice  christique, et du reste les transports de « Schimernde Engelschar » et plus  encore de « Zu ihm ! zu  ihm ! », aux  confins de l’hystérie, sont de sûrs indices. Il faut de la fièvre, et que l’on sente une sensualité sublimée, pour sauver la figure d’une délicatesse un peu fade. Diener y échappe mal, en particulier en raison d’un aigu précautionneux, et qui plafonne. Cueillie à froid, elle a paru très mal à l’aise dans la cavatine d’entrée, l’orchestre y étant lui aussi assez prosaïque. La suite était mieux conduite, sans que l’imagination poétique ou la personnalité vocale donnent d’un rôle ingrat (Agathe ou Rezia sont bien plus payantes vocalement) une image pénétrante.

Au moins le souci de bien faire et de varier l’expression étaient-ils avérés chez Melanie Diener. Car je reste dubitatif devant l’interprétation de Klaus Florian Voigt, dont la nature vocale épargne au moins au rôle d’Adolar, fécond en finesses, l’écueil d’un wagnérisme grossier. La voix frappe par son émission haute, son homogénéité et sa facilité, sa clarté de diction, mais plus encore par son étrangeté au regard de la typologie vocale habituelle. Le timbre en effet évoque de façon parfois troublante celui de Gerhard Unger, éternel David des Meistersinger, sauf que la voix de Vogt est bien plus sonore et ample. Le problème, c’est que non seulement l’interprète est quasiment impropre à l’expression héroïque, mais j’en ai peur à l’expression tout court. Cette uniformité… Seinesgleichen geschieht. Surtout quelle inertie des mots ! Une sorte de joliesse généralisée, accablante, prive Adolar de sa composante sanguine, dangereuse, de ses ombres pour tout dire. À cette exécution musicale mais inexorablement scolaire, il manque la chair et donc la poésie, comme si le chant n’avait que la tête pour source et non le corps entier. « Ich bau auf Gott  und meine Euryanth’ ! » : cette phrase-devise est mortelle d’insignifiante là où il faudrait une ardeur communicative. Mais déjà « Für Euryanthe bürgt der Glaube / In meiner Brust ! » n’évitait pas une certaine niaiserie. «  Komm ! Euryanthe ! », qui devrait saisir, est simplement vide. Qui croirait dès lors à un chevalier en armure noire prêt à décapiter l’aimée ? Il est vrai que dès les retrouvailles à l’acte précédent, Vogt et Diener semblaient deux novices qui se récréent dans la cour d’un couvent, ou qui se voient à la grille.

Pour le reste, les chœurs étaient en grande forme, colorés, expressifs, fort bien préparés, avec chez les hommes une netteté du texte qu’il faut saluer. Sortie de leurs rangs, Catherine Alcoverro confirme en Bertha son excellence après de fréquents petits rôles au Capitole. On ne fera pas grief à l’orchestre d’un certain manque de fluidité dans une partition si ardue pour le style, et si peu familière, ni de l’acoustique mate de la Halle aux Grains qui étouffe les cordes par les cuivres dans l’Ouverture. Il faut dire que la direction de Rani Calderon, attentive, semble excessivement carrée, au point de mettre en péril le climat, mais il est vrai que la partition, virtuose comme elle peut l’être, pose des difficultés de mise en place rythmique considérables. J’étais heureusement assez loin pour ne pas trop être gêné par la pantomime du chef, dans un style « fier hidalgo », et dont on a pu craindre que la dépense gestuelle et pour ainsi dire chorégraphique ne fût supérieure au gain musical. 


¶ En complément gracieux : compte rendu d’une représentation d’Euryanthe 
au Semperoper de Dresde le 29 oct. 2008 

Klaus Florian Vogt et Evelyn Herlitzius dans Euryanthe à Dresde


« Quel dommage que le chef-d’œuvre si rare de Weber soit confié à la piètre baguette de Hans-E. Zimmer ! Si la Staatskapelle est l’un des plus grands orchestres du monde lorsque d’illustres baguettes sont invitées pour diriger les concerts symphoniques, le quotidien en fosse ne trouve pas autant de soin. Sous la baguette du routinier Zimmer, la musique de Weber est complètement anesthésiée, les rythmes gommés, les couleurs éteintes. On s’ennuie ferme à plusieurs reprises en raison de la mollesse sortant de la fosse. Le chef manque également à apporter soutien aux chanteurs, ralentissant les tempos sans raison, ne phrasant pas avec eux. Il était symptomatique de voir à quel point l’orchestre a changé de ton lors du monologue d’Eglantine au premier acte : Evelyn Herlitzius a littéralement imposé son tempo. 

Dans une moindre mesure, le plateau vocal ne rend pas forcément compte de la richesse d’écriture de Weber. En raison du système fondé sur les notions de Repertoire et d’Ensemble, Euryanthe est ici confié à la même équipe qui chante Lohengrin. Partant, les techniques et les styles ne sont pas toujours adéquats, et, par exemple, aucun des chanteurs du plateau ne sait vocaliser, les vocalises sont donc soit savonnées soit coupées : une dimension entière de l’œuvre (l’influence des Italiens, en particulier de Rossini) se trouve de cette manière perdue.

J’étais impatient d’entendre sur scène Klaus Florian Vogt et Evelyn Herlitzius. Je reste partagé sur Vogt qui a montré des qualités et des défauts différents au cours de la soirée. Dans son air d’entrée, il a tout simplement évité les aigus, les passant en falsetto : un comble pour un ténor haut-perché comme lui dont on vante la technique. Par la suite, bien plus que le timbre de sa voix, j’ai été agacé par ce style « enfant de chœur » et cette musicalité peu imaginative (il donne souvent l’impression de réciter sa leçon), et gêné par cette diction paresseuse à plusieurs reprises. Par son peu d’imagination, son personnage paraît bien transparent et un tel manque de substance ne suscite de ce fait aucun attachement chez le spectateur. Cependant il y a chez Vogt un art de la projection et une capacité de la voix à remplir un espace acoustique particulièrement étonnants et certains sons ont un impact simplement physique sur le spectateur. Je crains pourtant qu’il soit trop tard pour que Vogt développe une personnalité musicale de premier ordre, et c’est dommage car l’instrument est vraiment unique en son genre.

Bête de scène dotée d’une grande expressivité, Evelyn Herlitzius est celle qui retient le plus l’attention. Elle offre au personnage d’Eglantine une incarnation très saisissante : loin d’être une vieille mégère, il y a de la classe et du chien chez cette femme, une femme en détresse mais aussi une princesse déchue. Malheureusement, si la voix reste puissante et les colorations variées, l’instrument est bien abîmé, avec des trous dans la tessiture qui obligent la chanteuse à recourir au parlando. La justesse est très aléatoire et le manque de souplesse de son instrument ne lui permet en outre de rendre compte de la variété d’écriture musicale du rôle (les vocalises fatales).

Après l’avoir vue en Elisabeth et en Donna Anna, Camilla Nylund m’apparaît chaque fois plus fade. La voix, mal projetée, manque cruellement de rayonnement et la palette de couleurs semble réduite au minimum. De la même manière que dans ses deux personnages précédents, son Euryanthe banale et aux airs affectés ne suscite aucune compassion. Du reste du plateau, constitué des chanteurs de la troupe du Semperoper, on ne retiendra que la voix saine et bien projetée de Matthias Henneberg en Lysiart. Toujours excellents, les chœurs de l’opéra d’État de Saxe font honneur à l’œuvre. Avec ses jetés de fleurs et ses carrelages qui brillent, voilà une mise en scène (due à Vera Nemirova) que Robert Carsen ne renierait pas. »
Hansk Sachsens



Ouverture dEuryanthe, dir. Richard Strauss (Berlin, 1928)

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