lundi 25 novembre 2013

L’invité était exact






Récital Schubert
Christian Gerhaher, baryton
Gerold Huber, piano
Paris, Musée d’Orsay, 18 juin 2009

¶ Schwanengesang D. 957 : n° 1-7 (Rellstab)
¶ 3 lieder sur des poèmes de Leitner :
Drang in die Ferne D. 770
Der Winterabend D. 938
Des Fischers Liebesglück D. 933
¶ Schwanengesang D. 957 : n° 8-13 (Heine)
¶ En bis : Bei dir allein ; Alinde.

« … als man, der Himmel weiß wie, mit offenen Augen
einen jähen Blick in die seltsamste Traumwelt hineinwirft »
« … lorsque – le Ciel sait comment – nos yeux ouverts
percent soudain la profonde étrangeté du monde rêvé »*



Intercaler entre les deux poètes de ce cycle posthume et composite qu’est Le Chant du Cygne trois lieder tirés de Carl Gottfried von Leitner est judicieux, surtout que ces derniers prolongent les Rellstab (Drang in die Ferne après le mouvement perpétuel d’Abschied et la méditation d’In der Ferne) tout en prenant valeur de pause. Clore la première partie sur la dérive immobile et fascinée de Des Fichers Liebesglück suspend le temps mais esquisse aussi un pont entre Ständchen (n° 4) et Die Stadt (n° 11). L’inconvénient, s’il y en a un, est de rompre un peu l’évolution du climat à l’intérieur de Schwanengesang en isolant les Heine après l’entracte : même si la construction du cycle est artificielle, peut-être que l’intensité singulière des Heine se révèle mieux dans la continuité des Rellstab. Mais l’inconvénient réel était indépendant de la volonté des artistes : entre le téléphone mobile obligé et surtout la toux de thénardière qui vient, sous le nez du chanteur, ruiner la fin impalpable de Des Fichers Liebesglück, il y a de quoi désespérer de la civilisation. Gerhaher et Huber ont été du reste accueillis avec enthousiasme par le public restreint de l’Auditorium du Musée d’Orsay, même si l’hystérie aiguë d’une partie des auditeurs (auditrices ?) a un je ne sais quoi d’obscène, quand Der Doppelgänger suscite des feulements comme après Nessun dorma.

Récital d’une hauteur exceptionnelle. Les lieder du programme, bis compris, étaient bien connus par ces interprètes grâce au disque : Schwanengesang a été publié chez Arte Nova dès 2003 et les lieder isolés figurent tous dans le superbe album Abendbilder (Sony, 2005). Sur le vif, la voix de Gerhaher se révèle d’ailleurs plus libre que dans ces disques, non moins disciplinée, avec une assise et un potentiel dynamique dont l’enregistrement gravé donne une perception sans doute tronquée. L’économie stricte avec laquelle le chanteur libère la pleine force du son saisit d’autant plus. Ainsi Der Doppelgänger s’impose par un dosage stupéfiant de l’intensité, le passage d’un son quasiment fantomatique à une énergie glaçante s’opérant avec une rare souplesse. Même esprit chez son partenaire au piano, jamais démonstratif, toujours ajusté, fort dans la pulsation comme dans les accords feutrés de Kriegers Ahnung, et qui dans les moments d’éclat pathétique contrôle toujours une sonorité dépourvue d’agressivité.

C’est aussi que l’interprétation de Gerhaher magnifie comme rarement la vertu d’exactitude. Exactitude partout : dans l’intonation (jamais prise en défaut), le dessin net et l’articulation de la phrase, la clarté implacable du texte, le dégradé des voyelles – beauté simple et souveraine d’une langue. Contrairement à ce qui se passe avec Matthias Goerne, les prises de respiration ne sont pas perceptibles – comme si le son de la voix naissait sans la médiation d’un effort humain, captant d’emblée l’auditeur. De même pour la longueur de phrasé, qui va jusqu’au bout du vers ou de la strophe sans effort apparent et pour y trouver des couleurs étonnantes et sans cesse changeantes, comme avec les rimes lancinantes, obsessionnelles, du lied In der Ferne.

In der Ferne : dans le lointain, dans l’éloignement. Ce motif obligé du désir et de la nostalgie s’appliquerait dans une certaine mesure à l’art de Gerhaher, qui procède d’un effacement volontaire, totalement maîtrisé, où la qualité lyrique et poétique du chant s’obtient par l’assujettissement au texte et jamais par l’ostentation d’une intention d’interprète ou d’un trait appuyé. Ihr Bild en offrirait la démonstration à lui seul, par le choix d’une clarté mystérieuse, où l’émotion reste contenue jusqu’à la fin, à rebours d’une tradition de soulignement pathétique des deux derniers vers (« Und ach, ich kann’s nicht glauben, / Daß ich dich verloren hab ! »). De même Der Doppelgänger s’éteint de façon étale, presque abstraite, et sa puissance expressive s’en augmente. Mais déjà Die Stadt insinuait un effroi torpide par la seule économie des coloris, livides (la première strophe) et âcres (l’évocation de la barque sinistre), sans jamais altérer la ligne ni la netteté verbale. Car si le chant de Gerhaher exprime la plus grande tension psychique et spirituelle, ce n’est jamais au prix de tensions vocales ou de crispations, au contraire : la voix est merveilleusement assise et posée, et pourtant tout respire l’inquiétude du dedans.

Alors l’onirisme fantastique ne fructifie pas dans le sfumato ni dans le crépusculaire, mais bien dans cet empire de la précision, comme le mystère naît aussi de l’immobilité d’une surface insondable aux bords bien découpés, ou dessinés. Ce paradoxe me semble constitutif de la manière de Gerhaher, tout comme l’impression qu’il donne d’être là face au public mais aussi de regarder vers un ailleurs d’intériorité et de silence. Sa physionomie pourrait même paraître inerte si son regard ne portait loin, et presque jamais vers le public. Nul charme ordinaire, nulle connivence, mais un interprète qui fascine d’autant plus qu’il paraît en retrait, lui qui ne sourira jamais, ni dans Ständchen (sérieux, douloureux même, mais d’une texture constamment légère) ni dans Die Taubenpost (étrangement humble et digne). On reste confondu devant l’étendue de silence et de tension qu’il ouvre dans son interprétation –inouïe – de Des Fischers Liebesglück, mais aussi devant sa domination de la continuité dans le long Winterabend, d’une équivoque parfaite entre la quiétude domestique et ce je ne sais quoi d’inapaisé : « Seufze still und sinne, und sinne ». Et on se dit que la temporalité des lieder de Schubert, si singulière dans ses modes itératifs, aura été rarement communiquée ainsi comme expérience à l’auditeur, et comme expérience qui dépasse sans doute le seul cadre musical ou esthétique.

À la fin du lied Drang in die Ferne, un jeune homme invinciblement attiré par l’ailleurs dit à son père : « Ne vous inquiétez pas de savoir par quelle contrée ma route solitaire m’aura mené. Et si je devais ne jamais revenir, songez que j’aurai trouvé le bonheur au beau pays ». Que Gerhaher ait déjà touché au but, comment en douter ? Mais qu’il revienne en France.**  



  

*   E.T.A. Hoffmann, Der unheimliche Gast / L’Invité inquiétant. 
**  Ce vœu reste d’actualité : hormis un récital de lieder à Strasbourg en octobre 2010 (programme Ferne Geliebte paru depuis chez Sony) et, dans un autre genre, une interprétation souveraine – à tous égards, y compris contre la maladie – du marquis de Posa dans un récent Don Carlos au Capitole, Gerhaher se fait désirer en France. Mais il est vrai que le récital de lied semble s’y raréfier toujours davantage.  


3 commentaires:

  1. La télévision bavaroise vient de diffuser un magnifique Portrait de Christian Gerhaher, qu'on peut voir en ligne :
    http://www.br.de/fernsehen/bayerisches-fernsehen/programmkalender/sendung853084.html


    On y entend pas mal de Schumann, dont des extraits des Scènes de Faust en concert, également des bribes du War Requiem à Lucerne. Surtout, des propos précis (y compris au plan technique) et profonds sur l'art de Gerhaher et sa personnalité, aussi de la part de son pianiste Gerold Huber ou du chef Herbert Blomstedt.

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  2. Le programme détaillé du récital parisien du 19 septembre prochain est maintenant publié:

    http://www.operadeparis.fr/saison-2014-2015/convergences/christian-gerhaher-gerold-huber?genre=3

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  3. Ça c'est du programme… qui reprend celui donné par Gerhaher et Huber au festival de Würzburg début juin, où le Harzreise de Rihm a été créé, mais on peut douter que la grande salle d'apparat de la Résidence et ses plafonds de Tiepolo soit le lieu qui convienne pour une soirée de lied.

    Leur dernier disque est un second "tout Schubert" (Nachtviolen, Sony) avec deux tiers de raretés, surtout des lieder nocturnes et contemplatifs. La manière dont Gerhaher chante par exemple la ballade Der Zwerg (Le Nain) s'écarte notablement de la manière immédiatement dramatique ou expressionniste dont ce lied est susceptible : c'est plus furtif, "entre chien et loup". Dans le documentaire, vers le début, on le voit faire travailler ce lied à un élève.

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