vendredi 15 novembre 2013

La veuve broyeuse





Vivaldi, Juditha triumphans
Direction : Andrea Marcon
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 27 mai 2009

Juditha : Romina Basso, mezzo
Holofernes : Mary-Ellen Nesi, mezzo
Vagaus : Karina Gauvin, soprano
Abra : Marina Comparato, soprano
Ozias : Alessandra Visentin, alto
The Netherlands Youth Choir
Orchestre Baroque de Venise


Cet « oratorio militaire et sacré » sur un livret latin de Giacomo Cassetti, seul vestige des oratorios que Vivaldi composa pour l’Ospedale della Pietà entre 1713 et 1722, constitue en quelque sorte le négatif de l’azione sacra de Métastase sur le même sujet, La Betulia liberata (Vienne, 1734), abondamment mise en musique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Chez Métastase, l’« action sacrée » a pour lieu unique la ville assiégée, entrelaçant expressions de l’angoisse et discours édifiants ; l’absence d’Holopherne est compensée par l’éminence d’Ozias, support privilégié de l’idéologie à l’œuvre, tandis que le pieux assassinat de Judith est réduit à un récit accompagné quand la veuve juive reparaît dans Béthulie. Dans l’oratorio vénitien au contraire, la participation d’Ozias se borne à encadrer doctrinalement la seconde partie, centrée sur la collation-décollation dans la tente d’Holopherne, et le texte de l’oratorio se développe à partir de l’arrivée de Judith au camp d’Holopherne, escortée de sa fidèle servante Abra et reçue par l’intendant Bagoas, hérité du récit biblique et placé par le livret dans la position de témoin privilégié (c’est une partie de soprano). L’enchaînement des numéros n’obéit pas du reste à une logique de continuité théâtrale, et le chœur est chargé d’incarner aussi bien les soldats d’Holopherne que les vierges de Béthulie (on a la même polyvalence dans les oratorios de Haendel, dans Athalia par exemple).

Les deux parties du livret séparent clairement deux phases de l’action représentée : 1) apparition de Judith et séduction de l’ennemi ; 2) conduite du tête-à-tête nocturne de Judith et Holopherne, aboutissant à la décapitation — avec un long monologue de Judith, formé d’un air qu’encadrent deux accompagnato – et à la découverte de l’assassinat par Bagoas. La symétrie d’ensemble se retrouve dans la distribution des personnages : une fois Ozias mis hors jeu, Judith et Holopherne sont assistés chacun d’un confident qui est surtout un assistant. Écrit dans un latin parfois alambiqué, réduisant le récitatif sec au minimum (il en va autrement chez Métastase), le livret recherche ostensiblement une expression poétique du drame, tissue d’images fondamentales, organisées autour de l’ombre et de la lumière, ou plus exactement d’images qui évoquent inlassablement les astres du jour et de la nuit, littéralement (la seconde partie est de fait unifiée par son caractère nocturne, propice aux appétits comme au meurtre secret) mais aussi comme métaphores. La teneur religieuse de l’action est parfois soulignée (par exemple dans l’échange entre Judith et Holopherne au début de la seconde partie, qui traite des rapports de la créature et du Créateur), mais si le latin est par principe la langue de la doctrine, il vaut constamment pour les couleurs poétiques des vers chantés. 

C’est ainsi très naturellement que l’air sentencieux de Judith « Transit aetas », pétri des lieux communs de la vanité du monde, prend un tour lyrique par la seule forme incantatoire du texte. La signification allégorique en contexte vénitien (Judith figure la Cité Sérénissime triomphant de ses ennemis d’Orient pour la gloire de l’Église) n’est livrée qu’en dernier lieu par la voix d’Ozias. Et pourtant le chœur belliqueux qui ouvre l’oratorio, censé exprimer la puissance militaire d’Holopherne, ne fait-il pas entendre par avance le faste triomphal qu’on associe à la Venise de l’époque ? La différence d’esprit est nette avec La Betulia Liberata de Mozart, qui commencera par la pulsation tourmentée de ce qui semble une tragédie : dans la Juditha de Vivaldi, la pression théâtrale est moindre, et c’est à une splendeur allégorique que revient en somme la primauté.

Le rôle de la protagoniste est le plus développé (7 airs, grand monologue du meurtre compris), le plus varié dans ses caractères (prudence, séduction, douceur, véhémence, suspens tragique) et aussi dans les climats imaginés par Vivaldi. Au général Holopherne échoit une couleur expressive plus homogène, dominée par une sensualité parfois languide : plus l’oratorio avance et plus son chant se fait caressant. Si Abra reste une confidente assez conventionnelle, jusque dans la musique que Vivaldi lui affecte, le personnage de Bagoas, ancillaire d’un point de vue dramaturgique, se signale par la beauté poétique de ses airs, admirablement déclinée de la procession ondulante de « Matrona inimica » à la fureur échevelée du trop célèbre « Armatae face » en passant par la stase stupéfiante – comme en rêve – de « Umbrae carae ».

Il est ordinaire de faire crédit à Vivaldi d’avoir dépassé le clivage idéologique entre Assyriens et Juifs en ne donnant pas moins de soins à la musique d’Holopherne et de Bagoas qu’à celle des autres personnages. À Télérama, on dirait que le compositeur donne sa chance à chacun des personnages. Mais c’est surtout, me semble-t-il, que Vivaldi conçoit l’œuvre à la fois comme tissu poétique unifié où chacun des airs permet de déployer une facette des ressources musicales de son art, avec un foisonnement d’instruments obligés. On retrouverait un peu ici le cas de La Resurrezzione de Haendel : un oratorio où le musicien donne une vaste carrière aux combinaisons sonores dont il est capable. Cette dramaturgie musicale, à la différence de l’opéra qui obéit à d’autres contraintes, confine dès lors à une manière de riche tapisserie, la difficulté étant de rendre justice en même temps à la magnificence d’une musique en passe de se suffire à elle-même et au geste dramatique, c’est-à-dire aussi religieux, qui l’autorise.


Or c’est précisément là que le concert parisien pose plus de questions qu’il ne donne de satisfactions. C’est d’abord l’orchestre et la direction d’Andrea Marcon qui suscitent un sentiment mitigé, malgré la réputation flatteuse du chef et de son ensemble dans ce répertoire. L’orchestre lui-même est-il celui de la situation ? Pour une salle comme le Théâtre des Champs-Élysées et dans une œuvre aussi voluptueuse, il paraît manquer d’étoffe et de couleurs, dès le premier numéro. Les instruments solo donnaient aussi régulièrement une impression d’approximation. Le violon solo a été très applaudi, mais sans parler de la justesse fuyante, il cherchait le juste rayonnement du phrasé dans « Quanto magis generosa ». Ce n’était rien à côté du violoncelle (« Vultus tui vago splendori » était carrément pénible) ou de son groupement de fortune avec le luth et le théorbe dans « O servi volate ». Le hautbois ne chantait guère dans « Noli o cara te adorantis »… et le chalumeau de « Veni veni, me sequere » m’a semblé plus chichiteux et morcelé qu’évocateur. Gloire alors à la mandoline de « Transit aetas ». Eh quoi ? vous n’aimez pas la mandoline ?

La direction du chef avait de quoi décevoir de toute façon. Le geste est court dans le chœur d’entrée, « Sede, o cara » trahit quelque chose de fâcheusement mécanique, et « Matrona inimica », trop vertical et crispé, n’offre pas la courbe érotique qu’on espère. Dans « Veni veni, me sequere », on perçoit trop un certain manque d’assise en raison du choix bizarre de gommer la pulsation des basses. Les numéros du dénouement m’ont paru plus convaincants : la conduite était également superbe dans « Si fulgida per te » et dans un « Armatae face » souverain, mais pour « In somno profundo » le climat de mystère ne se manifestait pas. Et quelle mouche a piqué Marcon de quérir ce chœur de filles au pays des polders ? Pietà per l’Ospedale ! On devine l’argument musicologique (un chœur de pensionnaires féminines) mais que dire de ces jeunesses blanches sinon qu’elles sont impropres à la couleur comme au verbe – autant dire à la consommation. Les fureurs de la guerre qui ouvrent l’oratorio se transforment en vignette fanée, insignifiante, mais toutes les interventions chorales resteront proprettes, sans caractère, anémiées, là où on attendrait presque les voix de l’ensemble de Giovanna Marini.

Le choix n’aura pas été beaucoup plus heureux avec la jeune Alessandra Visentin, timbre intéressant, mais chant scolaire (et sans trille), phrasé raide, verbe mou, donc perdue pour l’autorité d’Ozias – sans parler de son incapacité à donner de l’expression aux traits mélismatiques. Rendez-nous Annelies Burmeister ! Marina Comparato est charmante et inoffensive, n’était son dernier air, très bien délivré. Pour le rôle d’Holopherne, il semble que son interprète en ait mis le caractère davantage dans sa parure et dans une coiffure tortueuse (post-babylonienne ?) que dans son chant. Mary-Ellen Nesi est d’une grande probité, sensible même, mais trop de choses manquent pour dessiner une figure qui tienne la distance : le grave, les contrastes de couleur, l’imagination en fait. Malgré sa musicalité, elle lasse d’autant plus vite qu’elle se montre terne dans les moments d’éloquence. Elle réussit néanmoins un « Nox obscura tenebrosa » pénétrant, son meilleur moment de la soirée.

De l’éloquence, Karina Gauvin en a, et de surcroît. Ce qu’elle réussit (par le phrasé, le sens du mètre, les couleurs, les silences) à faire voir et sentir dans le récitatif où Bagoas découvre son chef massacré est admirable. La voix ne passe pas toujours également ce soir-là, ou ne semble pas toujours soutenue comme on aimerait (y compris dans la vocalise), mais la science du coloris et de la nuance sont au service de la poésie que contient sa partie. Dans « Umbrae carae », le raffinement vocal ne s’impose jamais comme un but en soi mais installe un climat d’onirisme qui saisit la salle entière. Et pour « Armatae face », Gauvin néglige l’hystérie tapageuse et aussi la profusion ornementale pour privilégier une expression profonde et continue, forte de sa manière fantastique de faire sonner le grave avec quelque chose de malsain et d’amer. Une leçon.

Vocalement parlant, l’étoile de la soirée reste Romina Basso, substituée à Ann Hallenberg d’abord annoncée, et sans doute mieux armée pour rendre justice à cette partie d’alto. Luxe et volupté : la richesse et l’homogénéité du timbre se font tout velours et caresse, tandis que le sostenuto exemplaire et la longueur de souffle ébahissent. Déployant lignes et couleurs avec une sûreté et une variété inépuisables, et un sens du secret qui captive à tout coup, Basso installe la fascination dès qu’elle ouvre la bouche, et c’est peu dire qu’elle sait l’art de suspendre tout un auditoire à ses lèvres. Elle s’impose aussi par l’éloquence du corps, des bras serpentins, de ce bras en particulier qui annonce la décapitation victorieuse dans le monologue. Si on ajoute la flexibilité du chant et la profusion des ornements et des appoggiatures, on se demande ce qui serait encore à désirer.

Eh bien, Judith peut-être ? Car ce raffinement profus, souverain, risque à tout instant de verser dans une forme de narcissisme musical qui fait perdre de vue, à mon sens, ce qui se joue dans l’oratorio. Dès son premier air, on se dit que celle qui chante est moins mue par l’amour de la patrie que par celui de l’ornement. Par la suite, ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales, retards ostentatoires jusqu’à la manie, cascades d’appoggiatures et de broderies. Logiquement, « Quanto magis » s’autonomise en air de concert jusqu’à se perdre dans d’infinies délicatesses, et « Veni veni, me sequere » perd la tension du dessin à force de s’adonner aux délices de la volute.

Il faut dire que la brune Basso est une personne splendide, et qui rappelle étonnamment la jeune Ida Galli, cette actrice qui jouait Carolina dans Le Guépard ou encore la beauté dédaigneuse de La Dolce Vita contre laquelle Marcello se retrouve dans le taxi qui les mène à la fête au château. Osera-t-on dire que cette présence physique est un peu gâchée par une « action » trop appuyée, jusqu’à paraître reprendre quelques mimiques alla Kasarova ? On dirait plus brutalement qu’elle fait son cinéma. Elle le fait extrêmement bien, mais Judith y gagne-t-elle ? Telle est la question qui se pose encore quand Basso chante « Transit aetas » avec une préciosité impériale, qui escamote le fait que cette musique suave, hédoniste en effet, véhicule un texte qui ne parle que de vanité et d’âme immortelle. L’équivoque est bien dans Vivaldi, mais faut-il à ce point rallier le camp de la séduction en gommant l’austérité de la figure ? Peut-être bien, après tout.




Ida Galli dans La Frusta e il Corpo de Mario Bava (1963)



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire