samedi 23 novembre 2013

Les champs




  
Ralph Vaughan Williams
A Pastoral Symphony 

1. Molto moderato – Poco tranquillo – Tempo I – Largamente – Tempo I
2. Lento moderato – Poco tranquillo, tempo rubato – Tempo I
3. Moderato pesante – Poco animato – A tempo – Presto
4. Lento – Moderato maestoso – Animato – Poco più lento – Tempo I

Rebecca Evans, soprano
London Symphony Orchestra
Dir. Richard Hickox

1 CD Chandos (notice due à Michael Kennedy) 
Enreg. en janvier 2002


Le titre de pastorale, cette 3e symphonie de Vaughan Williams semble d’abord le vérifier par un climat en général serein, décanté, sans grands éclats d’orchestre ni tempo durablement animé, avec aux bois des colorations splendides. Rien de descriptif à la façon de Beethoven, mais avant tout, diffus, un caractère contemplatif. On sent rapidement que la tonalité idyllique est susceptible d’inflexions élégiaques. Tradition anglaise, mais la musique baroque est pleine de ces entrelacs du bucolique et du regret. Aux deux airs successifs de Médor et d’Angélique dans l’Orlando de Haendel (« Verdi allori » puis « Verdi piante ») répondrait l’air d’Iphise dans le Jephté de Montéclair.

Le premier mouvement évoque l’écriture ondoyante de Ravel, tirée vers un lyrisme plus traditionnel où les violons piano sont appelés à déployer des lignes impalpables. Les premières mesures, avec des flûtes et des bassons qui font osciller des accords réguliers, rappellent fugitivement le début de L’Enfant et les sortilèges. L’aération de la texture orchestrale expose les délicatesses de l’instrumentation, et semble dérivée de la musique de chambre. L’entrelacement des lignes (violon, violoncelle, hautbois, basson) favorise aussi l’impression d’ombres inquiétantes aussitôt dissoutes. La musique est en tout cas animée d’une vibration secrète, troublante par sa ténuité même.

Dans le second mouvement, l’impression de nostalgie vaporeuse glisse vers un sentiment plus désolé quoique toujours équivoque, avec un solo de cor, intermittent, comme venant du lointain. On songe évidemment à la Sérénade pour ténor, cor et orchestre de Britten, autre gloire de la mélancolie anglaise. Il y a cependant plus étrange : après un scherzo dont la matière est plus robuste et plus animée, le dernier mouvement fait intervenir en son début un soprano chantant sans paroles, suspendu, énigmatique, bientôt dissipé par l’animation et la perturbation de la matière sonore, avant de réapparaître à la toute fin, a cappella. À la première écoute, tout cela laisse une impression ambiguë, enveloppante, de familiarité et de mystère.

Or le caractère bucolique et contemplatif de la musique cache autre chose. Si cette symphonie fut achevée en 1921 (l’orchestration fut à peine retouchée en 1950), c’est en 1938 que le compositeur devait confier à sa future épouse :

« En réalité, il ne s’agit absolument pas de petits agneaux faisant des cabrioles, comme la plupart des gens le présument… C’est vraiment de la musique de guerre — dont une grande partie a mûri lorsque j’allais, nuit après nuit, avec l’ambulance à Écoivres et que nous montions sur une colline escarpée, d’où l’on voyait un magnifique paysage à la Corot au coucher du soleil. »

Vaughan Williams avait 41 ans lorsque la guerre de 14 éclata. Il s’était néanmoins engagé comme soldat dans le Royal Army Medical Corps et comme tel servit en France. Après la guerre, il devait ne jamais évoquer ce qu’il avait vu (le cas est ordinaire). Mais la guerre est passée dans cette musique paradoxale, dans ce « requiem de guerre qui ne regorge ni de trompettes ni de dissonances harmoniques », ni non plus de discours funèbres ou humanitaires, et toujours selon Michael Kennedy, l’œuvre « regarde au-dessus de la bataille la transcendance des couchers de soleil ».




L’églogue alors a-t-elle bu le sang des morts ? Le solo de cor du second mouvement confond de façon indécidable une affliction d’élégie et la « sonnerie aux morts », d’autant que la trompette qui lui répond doucement ne joue qu’en notes naturelles. La sublimation contemplative de l’événement absorbé mais sourdement présent culmine évidemment dans le chant sans paroles du quatrième mouvement. Rebecca Evans y est d’autant plus extraordinaire que sa voix au timbre concentré, flottante pourtant, n’a rien d’angélique, tout en exprimant ce processus d’élévation mystérieuse. Dans l’enregistrement gravé en 1968 par Adrian Boult (créateur de l’œuvre), Margaret Price est d’une beauté intimidante, presque abstraite, avec cette majesté de sphynge qu’elle donna plus tard aux lieder de Berg avec Ababdo. Rebecca Evans est plus chaleureuse, plus proche en un sens, plus ambiguë peut-être.

On l’entend d’abord, juste soutenue par des roulements imperceptibles de timbales, avant que l’orchestre n’amplifie ses dessins. Un passage central, plus tourmenté, fait entendre une plainte du cor anglais, relayé par une sorte de déclamation lancinante des cordes. Apaisement, qui fait retomber la musique sur un tapis de cordes. Alors la voix ressurgit, plus mystérieuse qu’avant, et meurt en quelques mesures. « Est-ce une jeune fille chantant sur les champs meurtriers, ou quelque chose de plus mystique ? », se demande M. Kennedy. Entend-on la voix indéfinie de la prière, une épure funéraire et collective, désindividualisée, ou bien celle, intérieure à la conscience, du souvenir qui n’a pas de nom, dans aucune langue ? Peu importe : l’aphasie où triomphe la musique est la servante des défunts, de leur mémoire.




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