lundi 18 novembre 2013

Massenet et le ris de veau




Le Cid – – Monsieur Winkelmann


« Madame, que désirez-vous manger ?! »
La jeune dame était encore un peu lasse après la représentation. Elle aurait préféré sallonger dans un large fauteuil rond pour se reposer. Si quelqu’un lui avait déboutonné lentement la chaussure, et ouvert tout doucement son corsage, et ôté de ses cheveux les six grosses épingles d’écaille jaune, et fait glisser entre ses dix doigts écartés cette abondance d’or brun et – – – ! ?
Mais il fallait scruter la carte de l’hôtel B. et se tenir bien droite sur un petit siège de cuir tendu. Ce n’est pas très amusant.
« Je n’ai pas faim », dit-elle, et elle regardait avec indifférence la longue liste des plats.
« Prenez un ris de veau, sauce hollandaise – – », dit-il.
« Oui », dit-elle.
Elle posa à côté d’elle son éventail d’écaille, ses jumelles de théâtre et son mouchoir en dentelle. Puis elle retira lentement ses gants. Très lentement.
Elle remua son siège : « Pourquoi n’as-tu pas un large dossier incurvé, toi ? »
Il y eut alors un de ces silences, pendant lequel chacun pense : « Maintenant je devrais dire tout haut “Massenet”, ou “cet orchestre de l’Opéra de Vienne” – – – ou “la musique” – – –. »
Mais il dit : « Le ris de veau est un mets pour malade, facile à digérer, nourrissant, sans goût – – –. Mais puisque vous n’avez pas faim – – –. »
« Non, vraiment pas », dit-elle.
« Vous êtes un de ces instruments », dit-il, « dont le son résonne longtemps après qu’on a joué les notes. Votre âme met toujours la pédale. »
« Je suis fatiguée », dit-elle.
« Vous pensez à Winkelmann », dit-il.
« Oui ; c’est ainsi que je m’imagine les héros naïfs, enfantins ; ils ne réfléchissent pas ; ils sont ! »
Il dit : « C’est très juste. Et pourtant la nature est ainsi ; d’abord l’être sans la réflexion, et ensuite la réflexion sans l’être. »
« Siegfried et Hamlet », pensa-t-elle. Mais elle était trop modeste pour lexprimer. C’était lui l’homme, le grand musicien, le philosophe, le penseur –. Elle était la femme – –. Elle n’avait que le droit de rêver – –.
Il dit : « J’aime à voir que vous ne vous exaltez pas. Vous êtes comme écrasée – – –! »
« Homme », pensa-t-elle.
« Vous auriez peut-être préféré un ris de veau braisé avec des épinards ?! »
« Oh non », dit-elle, et elle se recula contre le dossier droit et dur de son siège.
Elle pensait : « Ce qu’il vient de dire sur la réflexion – – –! Mais l’homme est quelque chose d’autre. Il a mille pensées et il les comprime en deux, en une seule – – –; ou il les disperse ainsi. Puis il pense au ris de veau et aux épinards. Il est si hardi, si audacieux dans ses pensées. Mais nous, nous croyons toujours qu’il nous mésestime et qu’il est injuste envers nous – – –. Il dit : “C’est comme ci, c’est comme ça – – –” et alors nous pensons : “Siegfried et Hamlet – – –” ; mais nous, nous ne sommes que sa valetaille ! Et puis c’est tout – – – c’est tout ! Une pensée est comme une révélation pour nous. Alors nous pouvons nous élever au-dessus de nous-mêmes – – – ! Ah, nous pensons alors que nous sommes son égale – – – ! Des mendiantes, voilà ce que nous sommes ! Il nous donne deux sous et nous courons nous acheter un petit pain – – –. Pour lui il n’y a pas d’avilissement : ris de veau braisé ou sauce hollandaise, ça l’occupe. Il est riche, il a dix mille pensées –. Mais nous, nous devons rester sur nos gardes éternellement. Nous ne pouvons pas penser “Winkelmann est un dieu et le ris de veau est une nourriture saine – – –”. Nous ne pouvons que ressentir “Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann – – –”. Et puis nous avons le droit de penser aux choses de la “vie réelle” : “Pose doucement ta main sur mon genou – – –. Je ne broncherai pas – – car c’est toi l’homme, tu es grand, impérieux – – – et moi je suis la femme.” Ah – – Winkelmann ! Tu es si loin ! Mais comme tu es proche ! »
Le grand musicien, philosophe et penseur mit ses coudes sur la table et regarda la jeune femme dans les yeux.
Elle sentait son regard – –.
On apporta le ris de veau avec sa sauce hollandaise – –.
Il prit la grande cuillère et versa la crème jaune et parfumée sur les petits morceaux blancs dans son assiette.
« C’est bon ?! », demanda-t-il, comme une mère à son bébé.
Il aurait aimé la prendre contre sa poitrine et lui mettre dans le bec avec une cuillère à dessert les petits morceaux enrobés de sauce.
« Merci », dit-elle.
« La femme », pensait-il, « la femme – – –! Musique et héroïsme – –. Pourtant nous restons nous. Mais regarder manger une jeune créature et la savoir sous notre protection – – – on en perd la tête ! C’est comme une ivresse intérieure. Toutes les pensées disparaissent. On devient un héros naïf, enfantin, et on voudrait la porter sur nos bras robustes, à travers le monde – – –. Des mendiants, voilà ce que nous sommes – – –! »
Mais elle ne savait rien de tout cela.
Elle était là assise et mangeait – – –.
Alors elle se renversa sur son siège et pensa à son héros – – –.
Le Cid – – Monsieur Winkelmann !


Peter Altenberg,
« “Der Cid” – – Herr Winkelmann », 
Wie ich es sehe, Berlin, Fischer, 1896[1]







N.B. Hermann Winkelmann (1847-1912) créa le rôle de Parsifal à Bayreuth, dont il devint un habitué. Il tint les emplois de ténor héroïque à l'Opéra de Vienne de 1883 à 1906. Le Cid de Massenet fut donné pour la première fois à Vienne en 1887, deux ans après la création parisienne.



[1] Une trad. française par Miguel Couffon a été aussi publiée sous le titre Esquisses viennoises (Aix-en-Provence, Pandora, 1982).

3 commentaires:

  1. Est-il besoin de préciser que je ne mange jamais de ris de veau?...

    "Votre âme met toujours la pédale."
    !!!!

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  2. Hmmmmpff hmmmmmpff rrrghrmpppppfffff – – – ?!

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  3. Hélas, Caroline, je sais bien que le ris d'agneau est meilleur… enfin, tout dépend aussi comment on les cuisine. C'est pareil pour Massenet. Il faudrait parler de la traçabilité aussi. J'ai pris conscience de cet aspect de la consommation des ris de veau lorsque l'un d'eux, un jour, dans mon assiette, me lança : « Mais… vous ne savez rien de moi – – – ! »

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