mercredi 20 novembre 2013

Monsieur Rameau a voulu peindre




« M. Rameau, dans quelques-unes de ses ouvertures, a voulu peindre ; ce ne sont pas celles où il a le mieux réussi ; cette observation est importante, parce qu’elle en amène d’autres utiles à l’art.

Rien de si dangereux, j’ose l’avancer, que ce projet formé de peindre, surtout en symphonie. Cette intention ne sert qu’à gêner l’imagination du Musicien, à la fixer sur quelques petites ressemblances douteuses auxquelles il sacrifie tout, & à le distraire des recherches de la belle mélodie, qui seule constitue la véritable Musique, tient lieu de toutes les peintures, ou si l’on veut, en est toujours une. Ce sentiment paradoxal pour bien des gens, aurait besoin d’être discuté longuement. C’est ce que j’espère faire un jour. Ici j’en indiquerai seulement la probabilité, & pour ne point m’écarter de mon sujet, je ne le ferai que par des exemples tirés de M. Rameau.

L’ouverture de Naïs peint, dit-on, l’attaque des Titans. En ce cas on doit y entendre les cris séditieux de ces enfants de la Terre ; y voir les rochers déracinés par leurs mains, s’amonceler comme les nuages dans la tempête. Que l’on me fasse entrevoir ces tableaux, non pas tracés, mais indiqués par un seul passage de l’ouverture citée, & je passe condamnation. Cette ouverture, selon moi, est une mélodie forte, hardie, & dont le caractère tranchant & particulier est renforcé par quelques pratiques d’harmonie extraordinaires. Les personnes trop peu exercées pour saisir cette mélodie, disent qu’elle est baroque (1)  ; celles qui peuvent la sentir, la trouvent neuve & fortement pensée, ils en sont émus : & ces intonations âpres & sauvages, ces passages brusqués, cette harmonie hérissée, si j’ose parler ainsi, leur semblent une analogie plus que suffisante avec le combat des Titans qui occupe leurs regards. Cette analogie est la seule peinture que la Musique dût nous offrir, je ne pense pas que le Musicien en ait eu d’autre en vue ; en voulant peindre davantage, il eût moins chanté peut-être, dès lors il eût moins peint ; car peindre en musique, c’est chanter, & sans mélodie point de musique.

Que dirait-on d’un Peintre qui, avec le secours de ses pinceaux, prétendrait rendre, exprimer l’harmonie d’un beau Concert ? Eh pourquoi jugeons-nous différemment d’un Musicien qui avec des sons veut peindre ce qui ne tombe que sous le sens de la vue ? Qu’on y prenne garde, dès qu’il conçoit un projet semblable, sans s’en apercevoir, il travaille pour les yeux plus que pour l’oreille ; s’il peint l’onde agitée, l’alignement des notes décrit la ligne courbe des vagues ; s’il peint un feu d’artifice comme dans Acanthe & Céphise, on voit les notes s’élever comme autant de fusées. N’est-il pas insensé d’appliquer à un sens ce qui convient à un autre, & n’est-ce pas dénaturer l’art des sons que de le soumettre aux yeux ? Que résulte-t-il de cette violence qu’on lui fait éprouver ? Des chants contraints que la nature n’a point inspirés, & qui n’arrivent point jusqu’à l’âme. L’ouverture d’Acanthe a beau rendre parfaitement le cri de vive le Roi, & la succession des fusées, on y regrette une mélodie vraie qui inspirât la joie convenable à une fête, puisque c’est une fête qu’on voulait peindre.

Avant de terminer cette digression, je rapporterai un fait qui y revient, & qui tient aux ouvrages de M. Rameau : il y a quelques années, j’entendais avec plusieurs personnes Musiciennes, un Concert nocturne ; la salle du Concert était ouverte de tous côtés, nous étions dehors, & il faisait un orage épouvantable. On exécuta l’ouverture de Pygmalion, & au fortissime de la reprise il survint un éclair terrible, accompagnés d’éclats de tonnerre ; nous fûmes tous frappés au même instant du rapport merveilleux qui se trouvait entre la tempête & la Musique ; assurément ce rapport n’a pas été cherché par le Musicien, il ne l’y a pas même soupçonné. Ce qu’il a conçu comme une symphonie brillante, devint pour nous un tableau par le hasard des circonstances ; on fait dire presque tout ce que l’on veut à la Musique qui chante ; celle qui manque de cet avantage, imitât-elle d’ailleurs, pèche dans son essence ; c’est toujours l’image très imparfaite d’un objet contrefait & grimaçant sous un pinceau grotesque. »

Michel de Chabanon, Éloge de M. Rameau, 1764




(1) Le qualificatif baroque, dans un sens alors péjoratif, apparaît à propos du Dardanus de Rameau dans un poème satirique de Jean-Baptiste Rousseau : « Distillateur d’accords baroques / Dont tant d’idiots sont férus, / Chez les Thraces et les Iroques / Portez vos opéras bourrus. / Malgré votre art hétérogène / Lully de la lyrique scène / Est toujours l’unique soutien ».

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